CHAPITRE V
Maeva Poroï se débattit violemment sous l'étreinte de l'ethnographe dont la main droite comprimait ses lèvres. Il la serra davantage pour l'empêcher de crier et chuchota impérativement à son oreille :
— Pour l'amour du ciel, tais-toi ! « Il » ignore notre présence et si tu cries... nous sommes perdus !
Elle cessa peu à peu ses mouvements désordonnés et s'efforça d'incliner la tête en signe d'assentiment. Christian relâcha son étreinte. L'institutrice se retourna vivement pour se blottir sur sa poitrine :
— Fuyons, Chris ! balbutia-t-elle, haletante.
— Non, Maeva. Je veux comprendre... Ne bouge pas.
Il la repoussa doucement et se rapprocha de la fenêtre. Surmontant sa répulsion, il regarda de nouveau à travers l'interstice laissé libre par la couverture. La « chose » monstrueuse avait changé de place et montrait son étrange profil : caricature humaine dotée d'une espèce de bec ou long museau crochu, cet être mesurait pour le moins deux mètres cinquante de haut. Son œil
— Christian ne distinguait que le droit — était énorme et placé presque à la hauteur de la tempe. Son cou, goitreux, surmontait un torse gris brunâtre tapissé d'écaillés semblables à des écussons revêtues d'un émail luisant. Ses bras, très longs, se terminaient par des doigts griffus reliés entre eux par une membrane jaune vif. Quant à ses ambes, elles ne différaient des jambes humaines que par leurs mollets, aplatis, et eurs pieds très longs, également palmés.
Hormis une espèce de baudrier retenant sur sa poitrine un boîtier triangulaire, le monstre était nu. De la nuque, enfin — couverte de grosses écailles ou plaques osseuses — au coccyx, une crête en dents de scie courait le long de sa colonne vertébrale.
Maigre, décharnée vêtue d'une robe effilochée par l'usure et d'une teinte indéfinissable, la vieille Tuputahi, ses cheveux grisonnants retenus par un chiffon noué autour du crâne, se penchait avec intérêt sur la table. Ses yeux fureteurs examinaient les petits rectangles colorés que la créature venait d'étaler devant elle. Aucune émotion n'altérait son masque ridé et la présence chez elle de cet être de cauchemar ne semblait pas l'affecter le moins du monde.
Elle était attentive à sa voix rocailleuse et sifflante et ses yeux suivaient la griffe qui allait d'un rectangle à un autre. La vieille rassembla ensuite ces rectangles épais, les empila et alla les glisser entre deux pierres du mur, derrière une étagère sur laquelle elle replaça une casserole cabossée.
La créature saisit le boîtier triangulaire fixé à son baudrier et le posa au bord de la table. Prenant un escabeau en guise de siège, la vieille, les coudes sur la table, concentra son attention sur l'objet. Celui-ci irradia une faible luminescence bleutée tandis qu'un bourdonnement doux emplissait la pièce. Tuputahi se mit à chantonner, la bouche fermée, en contemplant le triangle avec une sorte de ravissement extatique.
De temps à autre, elle ânonnait quelques mots et reprenait son étonnante mélopée. Ce manège insolite se prolongea une demi-heure durant, puis le triangle cessa de bourdonner et perdit sa luminescence. Le géant au museau crochu récupéra l'objet mystérieux et se rapprocha de la porte. Tuputahi sortit lentement de son extase et se leva pour marcher d'un pas incertain. Le monstre, avec une sollicitude inattendue, la soutint en glissant sous son bras sa main aux griffes rétractées.
L'ethnographe et Maeva Poroï s'étaient prudemment dissimulés derrière les rochers. La vieille parut sur le seuil de sa maison, inspecta les pentes du Rano Kao et fit un signe. Courbée en deux, la créature franchit la porte basse et se redressa, dépassant alors la Pascuane d'au moins quatre-vingts centimètres. Sous l'éclat blafard de la lune, la cuirasse écailleuse du monstre luisait, cependant que sa crête dorsale dessinait une ombre dentelée.
De sa démarche lourde et maladroite, trébuchant parfois sur les éboulis, le géant passa à moins de dix mètres de ceux qui l'épiaient. Tournant le dos au cratère, il emprunta le chemin qui suivait le sommet des falaises et descendit sur la grève d'Han-gapiko, à un kilomètre au sud du camp. Sa silhouette se détachait, immobile, au bord de l'eau. Plusieurs minutes s'écoulèrent puis, à une centaine de mètres du rivage, la mer prit une teinte plus claire. Du fond de l'océan montait une lueur, une étrange lueur verdâtre précédée de remous. Le géant bardé d'écaillés entra dans l'eau et marcha. Lorsque les vagues vinrent balayer sa poitrine, il plongea et disparut.
Christian et Maeva échangèrent un regard perplexe. Au bout de trois minutes, un halo mauve se superposa à la lueur verte qui provenait des profondeurs de l'océan. Ces variations lumineuses miroitèrent deux ou trois fois très rapidement et s'évanouirent : les eaux du Pacifique reprirent alors leur scintillement argenté.
Maeva réprima un frisson et sa main trembla plus fort dans celle de Christian.
— Comprends-tu, Chris, murmura-t-elle d'une voix blanche, pourquoi les Pascuans soutiennent envers et contre tous l'existence réelle des Aku-aku ?
— Voyons, essaya-t-il de sourire, cet être... hallucinant était effectivement bien réel, mais tu ne vas tout de même pas croire...
— Je n'ai pas dit que ce monstre est un Aku-aku ; il est ce que les indigènes croient être un Aku-aku.
La logique de cette remarque paraissait évidente mais l'ethnographe n'eut pas le loisir d'y répondre ; ils étaient retournés près de la masure et Christian, silencieusement, récupéra son magnétophone laissé sous la fenêtre. Maeva fit de son mieux pour afficher un visage serein avant de frapper à la porte. La vieille vint leur ouvrir et une abominable odeur de poisson pourri, d'iode et d'ammoniaque les assaillit dès qu'ils eurent franchi le seuil de la masure. La créature avait littéralement imprégné les murs et les objets de son exécrable puanteur.
Le sourire de la vieille se figea lorsqu'elle aperçut, derrière Maeva, l'ethnographe et son magnétophone.
— Le señor Desnoyer t'apporte un magnifique pantalon, Tuputahi, déclara l'institutrice.
Cette excellente nouvelle ramena son sourire qui dévoila une double rangée de chicots noirâtres. Prenant d'autorité le blue-jean roulé sous le bras de Christian, elle gloussa, ravie :
— Entre, entre... Mon Aku-aku n'a pas menti !
L'ethnographe cilla mais ne fit aucun commentaire. Il alla s'asseoir sur le banc de pierre, au-dessous de l'étagère, non sans avoir jeté un regard au mur dans lequel la vieille avait dissimulé les objets confiés par la créature écailleuse.
— Et que t'a-t-il dit, ton Aku-aku ? s'en-quit-il négligemment.
— Que tu allais venir, señor Tesnoyer.
— Il savait donc mon nom ?
— Il ne le savait pas ; il m'a dit que les extranjeros m'apporteraient bientôt des cadeaux.
L'exactitude de cette prophétie jeta le trouble chez l'ethnographe.
— Comment pouvait-il en être certain ?
Elle le regarda, sincèrement étonnée, avant de répondre avec assurance :
— Nous ne sommes pas nombreux, à Te pito o te Henua, à savoir chanter les rongo-rongo et tu devais venir me voir. C'est un beau cadeau, fit-elle en revenant à son pantalon. Je te chanterai les vieux chants.
Candide et sans vergogne, elle souleva sa robe déchirée dans l'intention de la faire passer pardessus sa tête afin d'enfiler sans plus tarder le pantalon.
— Tuputahi ! s'exclama l'institutrice sur un ton de reproche.
La vieille lâcha ses guenilles et haussa les épaules en raflant le pantalon. Elle se dirigea vers un réduit servant de poulailler-débarras et repoussa la porte derrière elle.
— Va lui tenir compagnie le plus longtemps possible, conseilla Christian en français.
Resté seul, l'ethnographe déplaça doucement la casserole posée sur l'étagère et palpa les pierres du mur. Il ne tarda pas à trouver les objets dissimulés par la vieille. Il s'agissait de plaques opalescentes, de la grosseur d'une carte à jouer mais épaisses d'un demi-centimètre. Il lui en prit une, la regarda par transparence, à la lueur de l'antique lampe à huile et faillit la lâcher : l'épais rectangle était un dispositif photographique. Un diapositif montrant son visage, celui de Jeanne Mansois, des aviateurs britanniques et des membres de la mission franco-chilienne ! Leur disposition offrait un aspect tout à fait inhabituel.
On aurait dit qu'ils avaient été photographiés à la fois en cercle et la tête penchée sur l'objectif d'un appareil posé à plat sur le sol. Un coin de ciel bleu était visible au milieu du cercle formé par leurs visages. Les autres plaques offraient la même singularité, montrant tantôt l'ethnographe, la linguiste et les aviateurs, tantôt les archéologues.
Soudain, Christian Desnoyer comprit le pourquoi de cet angle déconcertant : ne s'étaient-ils point, à tour de rôle ou par petits groupes, penchés sur le coffre découvert dans la grotte de Motu-Nui ? Ce mécanisme insolite, ces lentilles transparentes qui scintillaient dans la masse verdâtre de la cavité, au fond du caisson, n'étaient autre qu'un dispositif de prise de vues ! Une espèce de caméra-bélinographique susceptible de transmettre à distance les images saisies par ses multiples objectifs.
Comment la monstrueuse créature pouvait-elle être en possession de ces images diapositives et pour quelle raison les avait-elles confiées à a vieille Pascuane ? La prise de conscience de cet enchaînement de faits ahurissants plongeait Christian dans la plus complète stupéfaction. Un remue-ménage, à côté, lui laissa tout juste le temps de replacer les clichés dans leur cachette. Il se rassit prestement au moment où la porte s'ouvrait, livrant passage à une Tuputahi des plus grotesques ! La vieille Pascuane avait enfoui sa robe effilochée dans le blue-jean retenu autour de sa taille par une ficelle. Les replis de sa robe, roulée sous le pantalon, lui donnaient des allures de matrone obèse et fière de son élégance. Maeva, derrière elle, avait du mal à conserver son sérieux.
— Ce pantalon te va comme un gant, la complimenta l'ethnographe en songeant combien il eût été préférable qu'il lui allât non pas comme un gant mais comme un pantalon !
— Faudra aussi me donner une ceinture ; ça fera plus joli, minauda-t-elle en prenant des poses parfaitement ridicules.
— Promis, agréa-t-il. Mais, dis-moi, Tuputahi, comment était-il, ton Aku-aku ?
— Je ne sais pas.
— Il est pourtant venu chez toi ? s’étonna-t-il.
— Souvent. Mais quand il vient, il prend l'apparence d'un Tangata manu. Comme ça, personne ne sait comment il est, en vrai.
— Et pourquoi serait-il autre chose qu'un Tangata manu, un Homme-Oiseau ?
— Ça vole, un Tangata manu, non ? Lui, il ne vole pas avec des ailes.
— Et avec quoi vole-t-il donc ?
— Avec des boules. Des boules qui volent. Tu dormais, hier soir ?
Outre la pauvreté de son vocabulaire, la vieille parlait par énigmes ! L'ethnographe ne comprit pas tout de suite la signification de cette remarque. Stupéfait, il en saisit finalement le sens :
— Veux-tu parler des sphères lumineuses qui... ?
— Oui. Tu n'oublieras pas la ceinture, hein ?
Il promit derechef en réprimant un mouvement d'humeur et questionna :
— Décris-moi ton Aku-aku.
— Il est grand. Très grand, fit-elle en levant son bras au-dessus de sa tête enturbannée. Il a un beau bec ; c'est un beau Tangata manu.
L'ethnographe vérifia le déroulement de la bande sur son magnétophone puis :
— Comment procèdes-tu pour l'appeler ?
— Peux pas te le dire ; c'est tabou.
— Bon. Mais vient-il chaque fois que tu l'appelles ?
— Non, mais depuis dix jours, il vient souvent, même quand je ne l'ai pas appelé. Il est venu, ce soir. Vous ne l'avez pas vu, en chemin ?
Ils firent non de la tête, déconcertés par cette franchise.
— Sa venue n'était donc pas... taboue, ce soir ? Pourquoi es-tu si franche, dans tes réponses ?
— Il m'a dit que je devais répondre aux extranjeros pour avoir « bonne chance ».
— Il t'a dit cela ? tiqua l'ethnographe. Saurait-il pourquoi nous sommes à Te Pito o te Henua ?
— Oui, pour chercher des rongo-rongo.
Christian accusa le coup et posa calmement sur la table trois des agrandissements photographiques des rongo-rongo découverts dans la grotte de Motu-Nui. Tuputahi regarda longuement ces clichés, les retourna pour les mettre dans le sens convenable et commença à chantonner de sa voix éraillée. L'ethnographe et l'institutrice restèrent bouche bée. Comment la vieille pouvait-elle connaître la signification de ces signes forts différents des idéogrammes rongo-rongo gravés sur bois, les seuls dont elle aurait dû — ou pu — avoir eu connaissance ? Son chant n'était ni du polynésien ni sa forme dialectale employée dans l'île de Pâques. Il s'agissait d'autre chose, d'autres mots, étranges, insolites, parmi lesquels ses hôtes saisissaient au passage, parfois, un mot, une syllabe plus ou moins apparentée au polynésien.
— Voilà, acheva-t-elle après avoir chanté les trois spécimens pris au hasard dans la masse des clichés reproduisant les cent plaquettes en métal rouge.
— Il en manque ; ça ne se suit pas, indiqua-t-elle.
— Tu comprends ces rongo-rongo ? Tu en comprends vraiment le sens ?
— Oui, mon Aku-aku me les a appris dans ma tête.
— Dans ta tête ? répéta l'institutrice.
— Oui, avec une chose comme ça, fit-elle en formant un triangle avec ses doigts. Ça brillait et ça venait là, dans ma tête. C'était doux, c'était joli. Ça chantait dans ma tête.
Maeva Poroï lança un coup d'oeil interrogateur à l'ethnographe. Celui-ci s'exprima en français pour n'être pas compris de la vieille Pascuane :
— Tout à l'heure, la créature a présenté une sorte de triangle luminescent à Tuputahi. Effrayée, tu t'étais alors cachée dans les rochers. La vieille paraissait fascinée par cet objet qui irradiait une étrange luminosité bleuâtre. D'après les sensations qu'elle vient de nous décrire assez naïvement, il devait s'agir d'un appareil hypnographique. Un instrument capable d'imprimer dans son cerveau, par hypnose, les chants et, peut-être, la signification même des rongo-rongo trouvés dans la grotte de Motu-Nui. C'est là une chose absolument effarante !
— Veux-tu nous donner la signification de ton chant ? demanda-t-il à l'indigène.
Elle acquiesça et prit en main l'une des trois photographies :
— Ça veut pas dire grand-chose, prévint-elle avant de commencer la traduction des mystérieux idéogrammes : « Le T'ruv montait très haut ; les maisons étaient tombées. Le T'ruv montait toujours et les maisons descendaient avec les collines. Des M'houn étaient partis avec les Bagivma ; les autres M'houn étaient morts. Les vivants partaient vers une grande terre, du côté du levant, une terre où il y avait de petits hommes sauvages. Une nouvelle vie commençait pour les M'houn mais derrière eux, le T'ruv avait recouvert les montagnes. » C'est tout.
— Merci, Tuputahi. Evidemment, soupira l'ethnographe, c'est assez confus mais il est visiblement question d'un grand bouleversement, d'un exode des... M'houn vers l'est. Oui étaient les M'houn ?
— Des hommes, répondit la vieille. Des hommes un peu comme les Tangata manu. Le T'ruv, c'est le Tirouvi.
— Le... Déluge ? cilla la jeune institutrice qui comprenait naturellement ce mot polynésien.
— L'histoire commence à prendre forme, constata Christian. Les « collines descendaient », cela peut vouloir dire soit que le Déluge les avait submergées soit qu'elles s'étaient affaissées à la suite d'un cataclysme géologique. Continue, Tuputahi...
— Bagivma, c'est les boules qui volent.
— Les sphères lumineuses ? s'exclamat-il, sceptique. Comment ce texte, déjà prodigieusement ancien, pourrait-il faire allusion à des engins mécaniques capables de transporter dans les airs des hommes — même différents de nous — mais contemporains du Déluge !
— Tu m'as demandé de t'expliquer ces rongo-rongo ; je t'explique. Si c'est écrit, c'est que c'est vrai. Porte-moi les autres : je te les chanterai aussi.
— Demain je t'apporterai les photographies de très nombreux rongo-rongo. Tu les garderas tout le temps nécessaire pour te permettre de les traduire intégralement. Verras-tu ton Aku-aku, demain ?
— Mańana ? Quien sabe ? Il vient quand il veut.
— S'il vient tout de même, dis-lui que j'aimerais le rencontrer, suggéra-t-il après une brève hésitation.
L'institutrice accueillit cette proposition avec un sursaut d'inquiétude. La vieille Pascuane se borna à secouer la tête sans se montrer surprise :
— Lui, il ne veut pas te voir. Plus tard, peut-être. Il me l'a dit avant de partir.
— Curieux, murmura l'ethnographe, comme pour lui-même. Sais-tu s'il parle ou du moins s'il comprend le polynésien... actuel ? ou d'autres langues ?
— Sûrement. Je lui parle des fois en espagnol. Un jour, il avait des livres ; il les a posés là, sur la table, pendant qu'on parlait. Ils étaient dans un sac, comme du verre.
— Comme du verre ? Tu veux dire : transparent ?
— Oui, bien fermé. Le sac était mouillé. Il m'a permis de les regarder. Y avait des images, des grandes maisons, des gens, des Jeeps, plus grosses que celle du señor gouverneur.
L'ethnographe dessina une conduite intérieure sur son calepin :
— Comme cela ?
— Oui, c'étaient des Jeeps comme ça. Dans un livre, y avait des dessins en couleurs. Il m'a montré un dessin et m'a dit que c'était Rapa-Nui, mais c'était bien petit, fit-elle avec scepticisme. Y avait beaucoup d'autres dessins.
— Un atlas, peut-être, suggéra Maeva Poroï, déconcertée.
— Où s'était-il procuré ces ouvrages ?
Elle fit entendre un gloussement et ses lèvres minces découvrirent ses chicots :
— Il m'a dit qu'il les avait... chipés, la nuit, dans des maisons, sur d'autres îles. Il est très fort, mon Aku-aku, apprécia-t-elle sur un ton admiratif. Maintenant, je suis fatiguée, je veux dormir, acheva-t-elle sans transition.
L'ethnographe sourit et se leva.
— Demain, nous t'apporterons les photographies des rongo-rongo ?
— Et le cadeau ?
— Et le cadeau, promit-il.
Les pas de Christian et de l'institutrice décrurent peu à peu sur la pente du Rano Kao encombrée de rochers. De derrière l'un de ces blocs rocheux se dressa lentement une silhouette, haute et monstrueuse, sur laquelle la lune accrochait des reflets presque mauves. La créature d'épouvante tourna légèrement la tête de côté ; son œil droit brillant avec l'éclat du rubis épiait les deux jeunes gens qui s'éloignaient, au pied du cratère, en direction du camp.
Le Tangata manu émit un feulement bizarre et leur tourna le dos pour s'avancer maladroitement vers la masure délabrée. Sa griffe gratta le bois fendillé de la porte. La vieille Pascuane ouvrit immédiatement et reçut son prétendu Aku-aku avec les marques de la plus vive satisfaction :
— Entre, Koolt-Yoka. Ils viennent de partir... et je leur ai dit tout ce que tu m'avais ordonné de leur dire.
Le monstre poussa un rauquement et se plia en deux pour suivre la vieille Tuputahi dans sa misérable bicoque.
Le corps de cet être caparaçonné d'écailles luisantes exhalait une odeur de charogne marine absolument écœurante...
CHAPITRE VI
Sur l'îlot de Motu-Nui, les membres de la maison faisaient cercle autour du mystérieux coffre métallique précipitamment abandonné la veille, devant l'entrée de la grotte. Sur les rochers, Jeanne Mansois avait posé une machine à écrire portative extra-plate ainsi qu'un sous-marin en cuir.
L'archéologue Bernard Leroy, un genou à terre, se penchait sur le coffre rutilant. Aussitôt, dans la cavité du fond, les huit lentilles transparentes devinrent lumineuses et clignotèrent alternativement, de gauche à droite et vice versa.
— Le truc s'est mis en marche, nota-t-il, entouré de ses compagnons. En fait de machine infernale, ce mécanisme était donc celui d'une bélino-caméra !
— Eh oui ! confirma l'ethnographe, et en ce moment même, ces étranges créatures
— Dieu sait où ? — contemplent nos visages penchés sur ce coffre. Curieuse impression, n'est-ce pas, de savoir cela ?
— Mmm, c'est plutôt désagréable, avoua la jeune femme. Ce dispositif était donc destiné à révéler le visage de ceux qui, tôt ou tard, découvriraient les rongo-rongo enfouis dans cette grotte.
— Vous tenez toujours à votre projet, Desnoyer ? questionna O'Brien.
— Absolument, commandant. Il ne peut présenter aucun danger.
L'officier branla du chef avec une moue d'indifférence :
— Après tout, faites ce que vous voulez. En ce qui nous concerne, nous resterons à l'écart.
— Mais puisque ces créatures possèdent déjà votre photographie ? Vous et vos deux compagnons avez été filmés tout comme nous, hier, en vous penchant sur ce caisson.
— Ce n'est pas une raison suffisante pour aller jusqu'à fournir à ces lézards bipèdes notre propre identité !
L'ethnographe haussa les épaules et, imité par les autres, il présenta son passeport ouvert au-dessus du coffre. A tour de rôle, les membres de l'expédition répétèrent ce geste sous l'œil réprobateur des aviateurs anglais.
— Nous voici maintenant « fichés » par les Tangata manu, sourit Christian. Cela leur prouvera que nous n'ignorons rien de la nature de ce mécanisme logé au fond du caisson.
Assise sur un rocher, Jeanne Mansois engagea une feuille de papier dans la machine à écrire et questionna :
— En majuscules, n'est-ce pas ? Le texte sera plus lisible.
Desnoyer approuva et, lentement, commença à dicter :
— Nous croyons savoir que vous comprenez et lisez plusieurs langues. Hier, les objectifs placés au fond de ce coffre vous ont permis de filmer nos visages. Vous possédez maintenant les principaux renseignements relatifs à notre identité.
— Qui êtes-vous ? Où vivez-vous ? Nous sommes disposés à entrer en rapport avec vous sitôt que vous en manifesterez le désir. Demain, nous rendrons visite à Tuputahi dans l'espoir de trouver chez elle votre réponse.
— Je crois que cela suffit, conclut-il. Ce laconisme est assez explicite.
Le texte fut reproduit en anglais et en espagnol avant d'être présenté au-dessus du coffre comme l'avaient été précédemment les passeports. Lorsque les huit lentilles eurent cessé de clignoter, Jeanne Mansois se releva, souriante :
— Voilà le message parti ! Il n'y a plus qu'à attendre le passage du facteur !
— Vous ne doutez de rien, marmonna le commandant O'Brien, sarcastique. Vous ne savez même pas ce que mijotent ces créatures et vous leur adressez naïvement vos bons vœux ! Et si ce coffre était un appât ? Un piège ? Un...
Il ne sut trop comment préciser sa pensée et fit un geste d'agacement.
— Ce coffre était enterré dans la grotte depuis des siècles ou davantage, rétorqua l'ethnographe ; je ne vois pas comment il pourrait dissimuler un piège ou constituer un appât. Si telle était bien sa raison d'être, il aurait été tout au contraire placé bien en vue.
— Il ne se trouvait pas là par hasard, n'est-ce pas ? Bon. Dans quel but ces monstres l'ont-ils descendu dans cette grotte, la semaine dernière ou il y a mille ans ?
— Eh bien, je crains qu'il ne vous faille attendre leur réponse pour être renseigné. Si toutefois ils consentent à nous répondre. Pour l'heure, le commandant Lagrange a dû mettre à flot le bathyscaphe ; et le commandant Lagrange n'aime pas attendre...
L'énorme appareil oblong se balançait au ras des flots, suspendu aux câbles qui l'avaient descendu le long des flancs du navire chilien, mouillé pour la circonstance à une dizaine de milles des côtes occidentales de l'île de Pâques.
La cabine du Bathyscaphe V était relativement exiguë avec ses cinq mètres de long sur trois mètres cinquante de large ; quant à sa hauteur, elle n'excédait pas deux mètres cinquante. Lors de cette plongée de reconnaissance, le submersible — outre le commandant Pierre Lagrange et le lieutenant océanographe André Fabre — n'emporterait dans ses flancs que quatre passagers : Christian Desnoyer, Jeanne Mansois, Bernard Leroy et Lorenzo Chiappe.
Assis devant une console du panneau mural constellé de cadrans de contrôle, de manettes et de volants, l'ethnographe et le commandant Lagrange examinaient, avec l'océanographe, deux des plaques rutilantes trouvées à Motu-Nui. La première portait gravée la carte de Rapa-Nui dans sa forme primitive, une île pour le moins deux fois plus étendue vers l'ouest qu'à l'heure actuelle. La seconde montrait également une île, mais ses contours étaient totalement inconnus des membres de la mission.
— Cette seconde carte ne rime à rien, bougonna Pierre Lagrange. Si elle est à la même échelle que la précédente, elle représente une île maintenant disparue. Ce qui n'a rien d'impossible, la Polynésie étant essentiellement composée d'îles volcaniques. A une époque reculée, fit-il en montrant la carte inconnue, celle-ci a pu être engloutie comme le fut d'ailleurs la partie orientale de Rapa-Nui.
— Et s'il ne s'agissait pas d'une île ? risqua Jeanne Mansois.
— Et que voulez-vous que ce soit, sinon une île ?
— Vous avez fait vous-même une réserve quant à l'échelle de la carte, commandant, rappela l'ethnographe. Comment devrions-nous interpréter cette carte si elle était en fait à une échelle infiniment plus réduite que celle-ci ? demanda-t-il en désignant la plaquette représentant Rapa-Nui dans son aspect originel.
— Un continent, hein ? sourit l'officier. Mu, le vieux continent englouti du Pacifique ? Allons, Desnoyer, gardez les pieds sur terre !
— Nous sommes dans l'eau, commandant, fit observer calmement la jeune femme.
— Ah ! oui, riposta-t-il à son adresse, j'oubliais que c'était là aussi votre marotte !
— Même pas ; une simple hypothèse de travail, interjeta l'ethnographe.
— Une hypothèse qui s'inscrirait en faux contre toutes les recherches et les données océanographiques, géologiques et archéologiques de nos prédécesseurs ? Ça serait bien le diable si tous s'étaient trompés et si vous seul aviez raison !
— Le bathyscaphe est là pour vérifier notre hypothèse, commandant, et les paris sont ouverts.
— OK ! Je m'inscris pour un Taittinger, mais aujourd'hui, nous nous contenterons de faire le tour de la cassure du socle de l'île. Nous sommes à dix milles des côtes et sous nos pieds s'ouvre un gouffre de onze cent quarante-cinq brasses ([21]). Nous longerons, à trois cents mètres sous l'eau, le bord de la cassure formant le sommet des falaises sous-marines sans plonger dans l'abîme.
Il montra la carte originelle de Rapa-Nui et ajouta :
— Là, sur le socle continental de l'île, par trois cents mètres de fond, doit se poursuivre l'un de ces apaga ou chemin de débarquement tel qu'il en est encore de visibles sur les côtes actuelles. D'après la carte, nous devons nous trouver à peu près à la verticale du point où ce chemin, jadis, se terminait au bord de l'eau, au bord primitif de l'île. Mais il y a peu de chances pour que nous en repérions le tracé. Des dizaines ou des centaines de mètres de sédiments ont dû le recouvrir, depuis le temps !
« Allez-y, Fabre, manoeuvre de plongée, ordonna-t-il.
Le lieutenant prit en main le micro de l'émetteur-récepteur :
— Larguez les films ; nous allons plonger.
— Mais, l'émetteur fonctionne ! s'exclama l'ethnographe.
— Oui, à partir de neuf milles des côtes et seulement sur une portée d'un mille environ ; c'est à n'y rien comprendre. Nous avons fait des essais, ce matin, entre la vedette et le Mendoza mais la réception aussi bien que l'émission cessent au-delà d'un mille. Notre ami Tonio verrait sûrement là un coup des Aku-aku ! sacra-t-il.
Le ronronnement des machines fut dominé par le grondement de l'eau qui s'engouffrait dans les ballasts : le bathyscaphe commença à descendre. L'écran verdâtre du sonar — le sondeur ultra-sonique — dessinait ses arabesques striées de pulsations. Il émettait à intervalles réguliers des vibrations curieusement modulées qui résonnaient étrangement dans la cabine. Sur le panneau de métal, une foule de cadrans s'étaient éclairés sur lesquels s'agitaient des aiguilles ou défilaient des chiffres. Seul l'écran opalescent du téléviseur demeurait obscur, les télécaméras extérieures n'étant point branchées.
Derrière les deux officiers océanographes, les passagers observaient leurs gestes, précis et mesurés. A la profondeur de trois cents mètres, les projecteurs extérieurs furent éclairés et les télécaméras entrèrent en action. Sur le grand écran apparut une immense étendue couverte d'algues, véritable forêt sous-marine peuplée d'une faune étrange : méduses fantomales, poissons anguilliformes à demi transparents, civelles translucides. Attirées par le faisceau du projecteur, des formes insolites déployaient leurs draperies polychromes agitées d'ondulations graciles. Plus tourmenté, le socle continental de l'île s'élevait graduellement vers l'est.
Le commandant Lagrange imprima à la caméra un mouvement de rotation panoramique orienté vers l'ouest. La déclivité s'estompait dans l'eau glauque, à quelques dizaines de mètres à peine. Au-delà s'ouvrait un gouffre d'environ mille huit cents mètres de profondeur. Le bathyscaphe vira de bord pour longer la côte de cette déclivité constituant le sommet des formidables falaises sous-marines. Le fond défilait lentement sur l'écran, un fond de sable, de roc, de débris coralliens visibles par plages dans la forêt d'algues. Des coquillages — dont la nacre brillait d'un éclat irisé — jetaient çà et là des taches claires, troublées de temps à autre par un nuage de sable soulevé par la fuite d'un poisson semblable à la raie.
— Evidemment, soupira le commandant Lagrange au bout d'un quart d'heure. Il aurait été vain d'espérer retrouver l'un de ces chemins de déchargement utilisés jadis par les Pascuans. Depuis des temps immémoriaux, les sédiments les ont recou... Nom de Dieu ! hurla-t-il soudain en manœuvrant prestement pour stopper les machines.
Le submersible dériva jusqu'à ce que ses grappins promptement libérés eussent accroché un rocher tandis que l'officier faisait pivoter la caméra.
— Auriez-vous aperçu une route nationale ? s'enquit Jeanne Mansois, les yeux fixés sur l'écran.
— Non, cela ressemblait plutôt à un panneau indicateur. Tenez ! Regardez ! s'exclama-t-il.
Il corrigea le cadrage, la mise au point et au milieu de l'écran apparut un singulier objet, sorte de pyramide de métal haute d'environ trois mètres qui paraissait encastrée dans le roc. Long de dix mètres, un mât cylindrique prolongeait sa pointe et supportait une sphère noirâtre d'un mètre de diamètre. L'ensemble était lisse, uni, privé de coquillages parasitaires et sans la moindre trace d'oxydation ! La base pyramidale, elle-même, n'était recouverte d'aucun dépôt étranger.
— Ça alors ! balbutia l'archéologue Leroy.
— Qu'est-ce que c'est, à votre avis ?
— Excusez-moi, Jeanne, mais je n'ai pas cru devoir emporter un guide touristique !
L'ironie du commandant Lagrange sonnait faux et son visage exprimait la même stupeur que celle de ses compagnons.
— Un... instrument d'océanographie, peut-être ? suggéra Leroy.
Son confrère Lorenzo Chiappe secoua la tête :
— Rien de semblable n'a été installé ici par mon gouvernement.
— D'ailleurs, renchérit le lieutenant Fabre, il n'existe aucun appareil océanographique de ce genre. Je ne vois vraiment pas à quel usage cette pyramide et son mât emboulé peuvent être destinés.
Très lentement, le bathyscaphe se remit en mouvement et décrivit un cercle autour de l'ensemble avant de s'éloigner, toujours au-dessus des falaises sous-marines.
— Quel objet bizarre, murmura la sémantiste, songeuse. La boule de métal ne comportait ni ouvertures ni saillies.
— C'était sûrement le paratonnerre d'un édifice du vieux continent de Mu !
La boutade du commandant Lagrange amena l'ethnographe à donner cette précision :
— Si le continent a jamais existé, il ne pouvait se trouver ici, à une quinzaine de kilomètres au large de Rapa-Nui. C'est pour le moins à des centaines de milles plus à l'ouest, dans les fosses abyssales, que gisent probablement les vestiges... malheureusement ensevelis sous des centaines de mètres de sédiments !
— C'est donc une recherche sans espoir.
— Oui, mais pas sans intérêt au point de vue sédimentologique, souligna le lieutenant Fabre.
— Hé ! Voici un autre bilboquet ! s'écria Jeanne Mansois en se penchant sur l'écran.
Effectivement, la même pyramide à colonne emboulée venait d'apparaître, très proche, dans le faisceau du puissant projecteur. Alarmé par la proximité de l'obstacle, Pierre Lagrange lâcha les grappins et manœuvra très rapidement ses commandes pour dévier la course du submersible. Les grappins raclèrent le fond sans rencontrer de prise suffisante pour les retenir et le bathyscaphe, sur sa lancée, dériva droit sur le long mât.
— Nous... nous allons percuter la boule de plein fouet ! s'écria la linguiste, les yeux rivés sur l'écran.
La sphère de métal grossit, grossit, occupa la totalité de l'écran et devint floue. Un choc brutal ébranla le submersible et jeta ses occupants les uns contre les autres.
Agrippés aux poignées de maintien, le commandant Lagrange et le lieutenant Fabre purent conserver leur équilibre. Rudement secoué, le lourd appareil s'était mis à tournoyer sur lui-même, lentement mais dans un mouvement suffisamment prononcé pour donner la nausée aux passagers. Le bathyscaphe oscilla un long moment avant de reprendre sa stabilité mais il avait dérivé vers l'est et se trouvait maintenant au-dessus de l'abîme, profond de mille huit cents mètres au niveau où il évoluait.
— Pas d'avarie ? s'enquit l'ethnographe en aidant Jeanne Mansois à se relever.
— Apparemment, non. Un sacré choc tout de même ! grommela l'officier. La caméra l'a échappé belle.
— Et nous, donc ! exhala l'archéologue chilien en se massant les côtes.
Le vidéo montrait, au sommet des falaises sous-marines, un nuage de sable qui s'élevait et brouillait la vue sur le socle continental de l'île.
— Nous avons heurté le fond ? D'où viennent ces remous qui soulèvent le sable et les particules de corail formant le dépôt marin de ce haut-plateau ?
La question de l'ethnographe resta momentanément sans réponse. Le commandant de bord concentrait simultanément son attention sur l'écran et sur les commandes afin de diriger le submersible vers le nuage mouvant qui, peu à peu, s'étendait vers le bord de l'abîme. Au bout d'un moment, l'eau redevint plus claire et les occupants du bathyscaphe purent apercevoir, stupéfaits, la pyramide et sa colonne verticale dont la sphère avait disparu.
— Fichtre ! Nous avons arraché la boule de métal !
Pierre Lagrange fit pivoter très lentement la caméra.
— Moins cinq et elle basculait dans le gouffre ! s'exclama le lieutenant Fabre. Regardez-la ! Elle a roulé jusqu'au bord de la déclivité. C'est une sorte de turgescence madréporique qui l'a arrêtée !
— Il faut absolument récupérer cette sphère, commandant !
— C'est bien mon intention, Desnoyer !
Avec une extrême lenteur, le bathyscaphe se remit en mouvement pour aller se placer exactement au-dessus de la boule noirâtre en équilibre instable au bord de la falaise sous-marine. Sous la coque du submersible, des griffes s'écartèrent, visibles sur l'écran grâce à la caméra auxiliaire affectée à cet instrument. Au nombre de six, les énormes griffes d'acier descendirent et se refermèrent sur la grosse boule.
— Je la tiens, jubila l'océanographe.
— Bravo ! le félicita le commandant. Ça vaut bien une bouteille de Champagne Taittinger !
— J'estime que ça vaut même une caisse ! plaisanta Christian, soulagé.
— Finie pour aujourd'hui, la plongée. Nous remettrons ça demain et descendrons sur dix-huit cents mètres à l'à-pic de ces falaises...
Hissé par les robustes grues du Mendoza, le bathyscaphe ruisselant d'eau avait regagné son emplacement, entre les gigantesques fourches scellées dans le pont du navire de guerre.
— C'est en bas que vous avez péché ça ? fit le commandant O'Brien en regardant la sphère de métal déposée sur le pont par les griffes de l'engin.
— Non, nous volions dans la stratosphère et elle est venue se poser là toute seule ! bougonna Lagrange en faisant lentement le tour de l'objet.
La sphère semblait avoir été « décollée » de son support cylindrique. Son point d'attache était parfaitement visible, marqué par un cercle de vingt-cinq centimètres de diamètre. A cet endroit, le métal offrait une teinte aussi rutilante que celle des plaquettes rongo-rongo de Motu-Nui. Accroupi devant cette partie plus claire, l'ethnologue passa son doigt sur le métal déchiré en profondeur.
— Vous pensez au métal rouge des rongo-rongo de la caverne, n'est-ce pas ? demanda Lagrange. Si ce n'est pas le même, les deux sont sûrement parents.
Avec son briquet, Desnoyer heurta la sphère qui résonna longuement.
— Ce machin est creux. Donnez-moi un coup de main, Lorenzo.
Le Chilien l'aida à faire rouler la sphère et ils remarquèrent alors une section rectangulaire, haute de cinquante centimètres, large de vingt, qui dépassait légèrement de la surface.
— En faisant rouler la sphère, nous avons déclenché un mécanisme d'ouverture, constata Christian.
— Le choc qu'elle a reçu a aussi bien pu déboîter cette espèce de portillon.
Voyant l'ethnographe s'emparer d'un marteau, d'un burin et commencer d'attaquer la section rectangulaire, le commandant O'Brien reprocha :
— Vous ne devriez pas faire ça ici, Desnoyer. C'est peut-être... dangereux.
— Décidément, cela vous rend bigrement circonspect de jouer avec les bombes H !
Un dernier coup de marteau et la section rectangulaire se détacha pour tomber à leurs pieds. Ni ses bords ni ceux de la fenêtre dans laquelle elle s'encastrait ne portaient la moindre trace d'un système de blocage.
— Comment cela pouvait-il donc tenir en place ? dit l'ethnographe en s'agenouillant pour projeter le faisceau d'une torche électrique à l'intérieur de la sphère.
Un globe transparent de trente centimètres de diamètre en occupait le centre, maintenu par des câbles tenseurs et par des tigelles de métal qui lui donnaient un peu l'allure d'un oursin très insolite. Par transparence, la petite sphère révélait une succession de disques parallèles, verticaux, d'environ quinze millimètres d'épaisseur et de diamètres variés, les plus petits se trouvant apparemment en équilibre entre les grands ! La tranche de ces derniers, également transparente, laissait voir un micro-mécanisme particulièrement complexe. Les petits disques, eux, ne portaient à leur surface que des pointes de métal effleurant la surface des grands. Plusieurs de ces pointes étaient rompues, émoussées ou tordues.
L'ethnographe réfléchissait ; sa lèvre inférieure débordait dans une moue perplexe. Il se décida à tapoter la sphère intérieure avec la pointe de son ciseau à froid. Les petits disques intercalaires se mirent à vibrer ; leurs pointes heurtèrent à plusieurs reprises la surface des grands disques entre lesquels ils étaient pris en sandwich. Christian répéta l'expérience en donnant des chocs un peu plus rudes. L'agitation des disques intermédiaires s'accentua et leurs pointes heurtèrent plus durement les grands disques.
— Ça vous dit quelque chose ?
— Peut-être, commandant, répondit-il en se gardant de tirer des conclusions prématurées.
Armé du marteau, il en assena trois coups violents sur la grande sphère métallique qui vibra comme une cloche de bronze. Les vibrations furent aussitôt transmises à la petite sphère intérieure par l'intermédiaire des tenseurs et des tigelles qui la reliaient à la surface interne de la grande. Les disques intercalaires oscillèrent à un rythme accéléré cependant que leurs pointes mitraillaient littéralement la surface des disques du plus grand diamètre.
— Avez-vous compris, commandant ?
L'officier regarda l'ethnographe, dérouté.
Il hésita avant de formuler cette interprétation du phénomène :
— Ma foi, d'après les réactions de la sphère intérieure et de ces disques parallèles, particulièrement sensibles aux chocs ou aux vibrations, il semble que cet instrument soit un... sismographe.
— Vous l'avez dit, commandant : ce machin-là réunit toutes les caractéristiques d'un sismographe sous-marin ! Nous avons repéré deux de ces appareils, à une quinzaine de kilomètres d'intervalle, mais il est probable que tout le socle sous-marin de Rapa-Nui possède une chaîne de ces instruments. Le bathyscaphe va d'ailleurs nous permettre de le vérifier.
— Des sismographes sous-marins, répéta le commandant O'Brien, interloqué. Mais si les autorités chiliennes n'ont pas installé ces appareils, qui donc a pu le faire ? Et dans quel but ?
— Il y aurait là-dessus des Aku-aku que cela ne m'étonnerait pas ! sourit Jeanne Mansois.
L'officier britannique haussa les épaules.
— Non, non, intervint l'ethnographe, ne croyez pas que c'est une plaisanterie. Je suis franchement convaincu, maintenant, que les sphères translucides apparues sur l'île, peu avant le raz de marée, et ces sismographes sous-marins ont un rapport étroit avec les créatures qualifiées d Aku-aku par les Pascuans.
— Les monstrueuses créatures à bec d'oiseau ? Telle celle que la vieille Tuputahi baptise Tangata manu ? By Jove ! Et où voulez-vous qu'elles se cachent ? Ces sphères volantes, ces sismographes, cela présuppose évidemment une industrie particulièrement avancée. Des installations capables de produire de tels engins ne se dissimulent pas facilement.
Il haussa derechef les épaules :
— Une île déserte, perdue au cœur du Pacifique ? A notre époque, c'est impensable. Qu'un îlot d'un kilomètre de diamètre ait échappé aux satellites ou aux missions d'exploration aérienne, cela paraît peu probable. Mais qu'une île — obligatoirement de taille respectable — ait pu passer inaperçue depuis que les bateaux bourlinguent et que les avions sillonnent le ciel, non, je me refuse à le croire.
Il coula un regard de biais à l'ethnographe et à la jeune femme avant d'ajouter :
— Et ne me parlez pas de quelque race intelligente venue d'une autre planète !
— Vous en ai-je parlé ? fit Christian, amusé par l'humeur bougonne de l'officier qu'il sentait rager devant l'accumulation de ces énigmes. La solution est sur la Terre et non ailleurs, j'en suis persuadé.
— Si ces maudits bipèdes à bec crochu ont quelque chose à voir avec les sphères de Rapa-Nui, grogna le lieutenant Peter Higgins, il est quasi certain qu'ils ne sont pas étrangers à l'anéantissement de notre base, sur l'île Henderson.
— On peut l'envisager, reconnut l'ethnographe, mais rien encore ne nous autorise à l'affirmer. Corollairement, s'ils sont bien responsables de la destruction de votre base, ce sont eux qui ont alors protégé Rapa-Nui du formidable raz de marée provoqué par l'explosion de votre superbombe H.
— Leurs mobiles m'échappent, avoua Steve O'Brien. Représailles ? Ça ne tient pas : si l'île Henderson avait été détruite après le raz de marée, passe encore, l'hypothèse représailles pourrait être invoquée. Mais la base a été anéantie cinq heures avant que le raz de marée n'atteigne Rapa-Nui.
— Selon toute vraisemblance, renchérit Peter Higgins, l'îlot a été réduit à l'état de scorie une heure à peine après l'explosion de la bombe H ! Si riposte il y a, la riposte a été foudroyante ! Mais dans quel but, mon Dieu, pour quelle raison ? Logiquement, rien ne justifiait la totale annihilation de l'île Henderson et de tous ses savants, techniciens et experts militaires.
— Si.
— Pardon ? sursauta-t-il en dévisageant l'ethnographe.
— Si, répéta-t-il. Dans l'esprit des Tangata manu, un événement consécutif à l'explosion de votre bombe mais antérieur au déferlement du raz de marée a pu justifier la destruction de votre base. J'ai cité le séisme déclenché par la titanesque explosion de votre pétard ! Ce séisme causa quelques dégâts sur l'île de Pâques et fit s'effondrer les rocs qui masquaient la caverne à rongo-rongo de Motu-Nui. Mais il a pu aussi détruire une partie de l'île mystérieuse où sont supposés vivre en secret les Tangata manu !
Ces arguments ne laissèrent pas de troubler les aviateurs anglais.
— Soit, admit O'Brien. Mais comment ces maudites créatures auraient-elles pu savoir que la bombe avait été lancée sur l'ordre de la Base Henderson ?
L'ethnographe contempla silencieusement la grosse sphère de métal brunâtre puis il hocha la tête :
— Des êtres capables d'installer des sismographes sous-marins par trois cents mètres de fond — sismographes qui les ont renseignés notamment sur les secousses ayant affecté Rapa-Nui — des êtres aussi extraordinairement organisés, dis-je, doivent être aussi en mesure de savoir bien des choses sur nos activités, commandant. Voire, je ne serais pas surpris qu'ils en sachent plus que nous le soupçonnons.
— Ni qu'ils nous le prouvent avant longtemps, souligna la jeune femme en éprouvant une sensation trouble, faite à la fois du désir de savoir et d'une appréhension assez proche de l'angoisse.
CHAPITRE VII
Dans la grande tente abritant le matériel, une partie des membres de la mission s'entretenait, à voix basse, avec les aviateurs britanniques. L'institutrice polynésienne participait à ce mystérieux conciliabule nocturne.
L'ethnographe consulta sa montre avec un geste d'impatience :
— Toujours rien. Bousquet et les quatre marins du Mendoza se sont postés au sud du camp vers vingt heures trente ; nous pouvons leur faire confiance, ils n'ont pas dû quitter des yeux le Rano Kao et la masure de Tuputahi. Depuis une heure, si le pseudo Aku-aku de la vieille avait fait son apparition, ils nous auraient alertés.
« Dans ces conditions, je crains fort que notre visite ne se solde par un échec ; Tuputahi n'aura pas obtenu la réponse que nous attendons du Tangata manu. »
— Nous en serons quittes pour lui laisser le cadeau promis sans en concevoir une contrepartie, conclut Maeva.
Des bruits de pas se firent entendre et, bientôt, une ombre hésitante se profila à l'entrée de la tente où les conspirateurs s'étaient tus. L'ethnographe sortit et se hâta de rabattre derrière lui le pan de toile. Ses amis l'entendirent prononcer distinctement :
— la ora na, Tesnoyer. Tu dormais ?
— Non, mais j'allais me coucher. Viens, l'entraîna-t-il pour l'éloigner de la tente, nous allons bavarder un moment en fumant une cigarette. Comment te sens-tu ? questionna-t-il en s'asseyant au pied d'un Maoaï, à une trentaine de mètres de la grande tente.
— Ça va, le remède du toubib est très bon. Ils dorment tous ? fit-il en montrant les tentes d'un hochement de tête.
— Sans doute, oui.
Le maire parcourut des yeux la place déserte frangée d'écume puis, baissant la voix :
— J'ai vu un Aku-aku, Tesnoyer.
— Le tien ?
— Non, un autre. Il ne m'a pas parlé. C'était ce soir, vers sept heures. Je péchais en barque, dans les rochers, au pied de la falaise de Vinapu et lui, il se baignait.
Devant l'expression interrogative de l'ethnographe, il précisa :
— Il nageait. Dès que je l'ai vu, j'ai fait les signes magiques, tu comprends ? Je ne voulais pas qu'il me porte mauvaise chance.
Christian comprenait. Imperturbable, il s'informa :
— Et lui, t'a-t-il vu ?
— Naturellement puisqu'il a répondu à mes signes pour me faire comprendre qu'il ne voulait pas me donner mauvaise chance.
— Bien sûr, répartit Desnoyer avant d'ajouter fort sérieusement : je le reconnais, c'était mon propre Aku-aku. Il disparait toujours en s'enfonçant dans l'eau. C'est devenu chez lui une habitude.
Le maire le dévisagea, totalement abasourdi :
— Pa... parole ! bégaya-t-il. C'est justement ce qu'il a fait. Il s'est enfoncé entre les récifs et il n'est pas remonté !
— Ne te l'ai-je pas dit ? triompha-t-il. C'est bon signe pour toi, Tonio. Cela prouve qu'il est content de l'amitié que tu me portes.
— Je suis ton frère, pas vrai ? fit-il candidement en bombant le torse, fier d'avoir pour « frère » un extranjero pourvu d'un tel Aku-aku. Tu lui as parlé de moi, peut-être ?
— Parbleu ! Il était même ravi de savoir que tu m'emmènerais un jour visiter les cavernes de famille connues de toi seul.
— Je t'emmènerai, promit-il. Tu es mon frère ; je t'emmènerai, répéta-t-il avec une touchante naïveté. Maintenant, si tu veux ?
— Merci, Tonio. Demain, peut-être ; pour l'instant, j'ai besoin de repos.
Le maire parti, Christian rejoignit ses amis dans la tente. Les confidences d'Antonio Horeko ne laissèrent point de les intriguer.
— Que pouvait bien faire cette créature, au pied de ces falaises abruptes ? murmura pensivement le commandant O'Brien.
— Aucune idée, avoua l'institutrice. Le coin est particulièrement dangereux, criblé de récifs. En général, les Pascuans y vont rarement, un peu à cause des difficultés d'accès et surtout à cause des tabous. Le pied de ces falaises est réputé pour être fréquenté par des Moaï kava-kava.
— Qu'est-ce que c'est que ça, encore ? s'inquiéta O'Brien.
— Ce que les Pascuans croient être des fantômes, expliqua l'ethnographe. Il est neuf heures trente, indique-t-il après un instant de réflexion ; à onze heures au plus tard, Maeva et moi serons revenus de chez la vieille Tuputahi. Que diriez-vous d'une petite excursion nocturne au pied de ces alaises ? Nous pourrions tranquillement, à 'abri des regards indiscrets, plonger avec es scaphandres autonomes et...
— Completely crazy ! s'exclama O'Brien.
— Je ne vois pas ce que ce projet a d'insensé, répliqua l'archéologue Lorenzo Chiappe tout acquis à l'idée proposée par le chef de l'expédition.
— Vous êtes également d'accord ? demanda l'ethnographe à ses autres compagnons.
— Banco ! lança Bernard Leroy.
— Tout à fait d'accord, approuva Alfredo Carrera. La vedette et le matériel de plongée seront prêts sitôt votre retour, indiqua-t-il à l'intention de Christian et de Maeva.
Grotesque dans son blue-jean boursouflé à la taille par les replis de sa robe déguenillée, la vieille Tuputahi les reçut avec force témoignages d'amitié. Les yeux fixés sur le cadeau — un chemisier de Jeanne Mansois — que l'ethnographe venait de lui offrir, la Pascuane ne prêta aucune attention à la mine grimaçante de ses visiteurs. Dès leur entrée, ceux-ci avaient été pris à la gorge par l'exécrable odeur qui flottait dans la masure : la puanteur sui geneńs du Tangata manu ! Indiscutablement — et quoique les guetteurs ne l'eussent point aperçu — le monstre avait rendu visite à la vieille ! Et ce depuis fort peu de temps à en juger par la ténacité avec laquelle cette odeur s'accrochait encore aux murs et aux objets de la petite pièce.
— Il est beau, ton cadeau, apprécia la vieille en dépliant le chemisier.
Et de retirer prestement sa robe en loques enfouie dans son blue-jean ! L'ethnographe détourna les yeux de ce spectacle pour dissimuler un sourire tandis que l'institutrice, mécontente de cette exhibition, entraînait Tuputahi vers le poulailler.
— Touche pas la porte ! cria la vieille en repoussant Maeva. Si tu réveilles mes poules, elles feront un bruit de tous les diables !
La jeune fille haussa les épaules et, résignée, alla s'asseoir près de Christian. Fière de son chemisier, Tuputahi prit un tabouret, posa ses coudes sur la table et déclara sans préambule :
— Mon Aka-aku est venu. Il a demandé pourquoi les aviateurs n'avaient pas fait comme toi et tes amis avec les papiers, les carnets...
— Les passeports ? Il veut savoir pourquoi les aviateurs britanniques n'ont pas montré leurs papiers au coffre doté d'une caméra ?
— Ça doit être ça.
— Naturellement, tu lui as dit qu'ils étaient aviateurs ?
— Oui, j'ai expliqué que leur avion s'était écrasé le soir du raz de marée. Dis, pourquoi ils n'ont pas voulu montrer les...
— Oh ! ce n'est pas un mystère, Tuputahi ; tu pourras le lui dire. Les aviateurs n'ont pas voulu révéler leur identité sans l'accord préalable de leurs chefs. Et comme leurs chefs sont très très loin de Rapa-Nui, fît-il, évasif. Ton Aka-aku a-t-il bien compris notre message ?
— Oui, comment tu as fait pour lui écrire ? s'étonna-t-elle.
— Je t'expliquerai cela bientôt. As-tu achevé de traduire les rongo-rongo ?
— Oh ! non. Faudra encore deux ou trois jours. Y en a beaucoup trop. Viens dans trois jours.
— Chris, veux-tu me donner une cigarette ? demanda l'institutrice incommodée par l'écœurante odeur laissée par la créature.
Il alluma lui aussi une cigarette, suivit du regard la jeune fille qui s'était mise à arpenter nerveusement la pièce puis enchaîna :
— Que t'a-t-il dit encore, ton Aku-aku ?
— Il veut savoir ce qu'ont fait les aviateurs. C'est eux qui ont lancé une bombe ? Mon Aku-aku parlait d'une grosse bombe. Il veut savoir. Tu as entendu une bombe, toi ? fit-elle, sceptique.
Malgré la naïveté de la question, Christian ne se sentit pas d'humeur à sourire : des perspectives fort alarmantes découlaient de sa signification. Il lança un bref coup d'œil à Maeva et la trouva soudain très pâle. Elle avait cessé d'arpenter la pièce et s'était figée, avec une expression d'angoisse inexplicable, à proximité de la porte du poulailler. Les ailes de son nez palpitèrent deux ou trois fois ; sa respiration se fit haletante puis, la gorge serrée, elle vint s'asseoir avec une hâte insolite tout contre l'ethnographe.
Elle lui prit vivement la main et bredouilla d'une voix enrouée :
— Chris... Je... je ne me sens pas très bien...
Elle serra convulsivement la main de Christian et, les yeux fixés sur la porte, supplia :
— Je t'en prie, Chris... raccompagne-moi.
— Oui, mon petit. Mais, ne peux-tu vraiment pas attendre une minute encore ?
— Elle ferma les yeux et consentit à incliner affirmativement la tête, sans parler. Le buste très droit, le regard fixe, elle était visiblement angoissée mais luttait courageusement pour dominer ce sentiment afin de laisser à Christian le temps d'achever son entretien avec la vieille Pascuane.
— La bombe dont parlait ton Aku-aku, Tuputahi, était une bombe dont tu ne peux avoir que très faible idée. C'est elle qui a provoqué le tremblement de terre et le raz de marée. Quant à nos amis anglais, ils avaient simplement pour mission d'observer les effets de l'explosion. Ce ne sont pas eux qui ont lancé la bombe ; tu pourras le répéter à ton Aku-aku, si c'est cela qu'il veut savoir, acheva-t-il en se levant.
Elle les raccompagna jusqu'à la porte, hésitante. Son front se plissa davantage puis elle articula avec une application bizarre :
— Mon Aku-aku aimerait que vous cessiez désormais de vous préoccuper de ses activités. Le hasard vous a fait découvrir trop tôt les rongo-rongo sacrés de Motu-Nui. Vous devez me rapporter dès demain l'ensemble de ces plaques gravées.
L'ethnographe la dévisagea, médusé. Il n'eût pas été plus surpris de l'entendre discuter du sens ésotérique de l'Enéide ou de l'interprétation cabalistique de la Bible !
L'institutrice prit le bras de Christian et le serra très fort en prononçant à l'adresse de Tuputahi :
— Dis à ton Aku-aku que les extranjeros ne sont pas tout à fait maîtres de ces rongo-rongo. Rapa-Nui, tu le sais, appartient aux autorités chiliennes ; par conséquent, les rongo-rongo leur appartiennent de droit. Mais dis-lui cependant qu'ils feront l'impossible pour les restituer à ton Aku-aku.
— Heu... Oui, nous ferons l'impossible, agréa l'ethnographe en se demandant pour quelle raison Maeva Poroï s'était crue autorisée à formuler cet engagement.
Ils prirent congé de la vieille et empruntèrent le mauvais chemin qui descendait au flanc du cratère. Maeva réprima un frisson et chuchota en pressant le pas :
— Plus vite, Chris, plus vite... Il est derrière la porte !
Interdit, Christian s'arrêta pour jeter un coup d'oeil pardessus son épaule.
— Non, pas celle-là, Chris. La créature est dissimulée dans le poulailler de Tuputahi. Mon Dieu ! J'ai cru que tu ne comprendrais jamais lorsque je t'ai dit, par deux fois, que je ne me sentais pas bien. Quelle horreur ! La puanteur était épouvantable près de la porte séparant le débarras-poulailler de l'unique pièce habitable de la bicoque !
— Le Tangata manu aurait donc été... là, derrière la porte, à nous épier durant notre entretien avec Tuputahi ?
— Il y était, Chris ; j'ai même perçu, un instant, sa respiration sifflante ! Je me demande par où il a pu passer pour venir jusqu'ici sans être vu par tes amis dispersés au pied du Rano Kao.
— Je ne comprends pas, Maeva. Mes collègues se sont mis à l'affût vers vingt heures trente ; ils n'ont rien remarqué. C'est donc que la créature était déjà chez la vieille Pascuane. Pour un Aku-aku, il est culotté de se promener dans l'île à peine la nuit tombée !
— La région de Rano Kao est généralement déserte, à cette heure, souligna l'institutrice. En outre, depuis les temps les plus reculés, ces êtres sont pris pour des Aku-aku ou bien des Tangata manu. Craints et respectés des indigènes, ils n'ont aucune raison de se cacher, de les éviter. Seule une rencontre avec des Européens pourrait les mettre dans l'embarras. Or, vers neuf heures du soir, les Européens ne se promènent habituellement pas aussi loin du village.
Revenus au camp, ils rapportèrent l'incident à leurs amis ainsi que les paroles de la vieille Tuputahi. Les trois aviateurs anglais se montrèrent passablement inquiets de l'intérêt qu'ils suscitaient chez cet être singulier. Le commandant O'Brien malmena son briquet récalcitrant pour allumer une cigarette puis il questionna l'ethnographe :
— Avez-vous l'impression que les questions de cette vieille folle dissimulaient une menace à notre égard ?
— Tuputahi n'est en somme qu'un perroquet, commandant. Elle répète simplement
— et parfois mot à mot — ce que lui dit la créature. Celle-ci a été intriguée par le fait que vous vous soyez abstenus de présenter
— comme nous l'avons fait — vos pièces d'identité devant les objectifs de la bélino-caméra placée au fond du coffre. Je ne pensais pas, alors, que ce refus de votre part puisse éveiller ultérieurement les soupçons de ces monstres.
— Quels soupçons ? grogna O'Brien. Vous savez parfaitement que nous sommes des observateurs. La bombe H a été « dropée » par un autre bombardier.
— Entre nous, commandant, nous ne savons rien de tout cela. C'est vous qui nous le dites et nous n'avons aucune raison de ne pas vous croire. Au reste, ce genre de détail ne nous regarde pas. Nous comprenons fort bien que l'importance de votre mission exige de vous une discrétion totale. Et dans votre propre intérêt, je souhaite que vous ne tardiez pas à être rapatriés.
— Ouais, grommela-t-il, préoccupé. Je me demande ce qu'ils foutent, à Sydney, à Tonga ou aux Fidji ! Qu'attendent-ils pour envoyer un zinc ? Avant que toutes les communications aient été interrompues, nous avons pu contacter l'émetteur de Papeete, à Tahiti. Celui-ci a dû retransmettre notre message aux autorités d'Australie. C'est insensé qu'aucun appareil ne soit encore venu nous chercher !
Il hésita une seconde et se leva après avoir jeté un coup d'oeil au lieutenant Peter Higgins et au radio David Biddle :
— Je vais demander au gouverneur Bulnes la permission de récupérer les armes que nous lui avons remises...
— A onze heures du soir ? s'étonna l'archéologue Lorenzo Chiappe. Le gouverneur doit dormir depuis un bon moment, commandant. Attendez plutôt demain. Ou bien, venez donc avec nous. La vedette et le lieutenant Fabre nous attendent, dans la rade. Le camp va rester seul et vous serez plus en sécurité en notre compagnie... Si tant est que vous soyez en danger !
— De toute façon, conclut Desnoyer, si les Tangata manu avaient eu à votre endroit de sérieux soupçons, soyez certains qu'ils se seraient déjà manifestés !
La vedette à moteur pilotée par Algarrobo mouilla à une vingtaine de mètres des récifs, formant une barrière, à moins de cinquante mètres des hautes falaises de Vinapu. Sur l'océan parfaitement calme, la lune dessinait un long ruban d'argent. Aucun souffle ne venait rafraîchir l'atmosphère de cette nuit chaude.
— Qu'espérez-vous trouver au pied de cette muraille à pic et parmi ces récifs où vous risquez de vous rompre les os ? questionna O'Brien en regardant — sans la moindre envie ! — l'ethnographe et ses compagnons qui achevaient d'enfiler leur tenue d'hommes-grenouilles.
— Dame ! Ce qu'allait y chercher ou ce qu'allait y faire l'Aku-aku de cette vieille folle, comme vous dites, sourit-il en bouclant les sangles des bouteilles dorsales.
L'officier les considéra tour à tour et attarda ses regards sur la jeune linguiste — elle aussi revêtue de la combinaison en caoutchouc :
— Ils sont tous comme vous, dans la corporation ? J'imaginais les archéologues, les ethnographes et — surtout — les sémanticiens assez peu enclins à ce genre de sport !
— Vous retardez, O'Brien. Le temps n'est plus où les scientifiques et les explorateurs partaient en redingote, chapeau melon et pantalon de golf... ou bien saucissonnés dans leurs molletières ! Mes collègues et moi faisons équipe depuis des années et nous avons très vite compris l'utilité de pratiquer et l'alpinisme et la plongée sous-marine. Quant à Jeanne et moi-même, c'est évidemment plus par goût que par nécessité que nous avons suivi le mouvement. La sémantique et l'ethnographie n'exigeant point de ses adeptes la pratique de ces deux sports.
Il boucla son ceinturon lesté de plomb, chaussa les palmes et accrocha au-dessus de son casque un photophore pouvant projeter sous l'eau un faisceau lumineux portant à plus de cinq mètres.
— Prêts pour le ballet nautique ? fit-il en se tournant vers ses camarades.
Il fronça les sourcils en reconnaissant Maeva Poroï, affublée tout comme eux d'une combinaison caoutchoutée.
— J'ai appartenu pendant cinq ans au Club de Plongée de Bora Bora, sourit-elle en guise de justification. Mon frère était alors moniteur de ce club ; au surplus, je...
— Cela me suffit, dit-il. Je n'exigerai pas la présentation de ton brevet de plongée !
Puis, s'adressant à son équipe — le masque baissé sur les yeux et le respirateur prêt à entrer en fonction — il dicta ses dernières consignes :
— Nous n'éclairerons les photophores que lorsque nous serons dans l'eau et nagerons à quelques mètres seulement les uns des autres.
— Algarrobo, vous pouvez dès maintenant éclairer le projecteur sous-marin, ordonna le lieutenant Fabre.
Le quartier-maître chilien obéit. Le projecteur immergé à cinq mètres sous la surface illumina violemment l'eau calme qui prit la teinte vert bleuâtre. L'ethnographe, le lieutenant Fabre et leurs compagnons descendirent l'échelle et se laissèrent glisser dans l'eau. L'embout du respirateur dans la bouche, ils nageaient à quelques mètres de profondeur, se dirigeant vers la barrière des récifs, tache sombre à la limite de portée du projecteur immergé.
Çà et là des poissons fuyaient à leur approche et ils se débandèrent lorsque les photophores frontaux jetèrent leur clarté dans l'eau glauque. Les plongeurs, maintenant, franchissaient la herse dangereuse en empruntant les chenaux naturels des écueils aux arêtes tranchantes. La barrière des récifs et, au-delà, la muraille de la falaise formaient une vallée sous-marine large en surface de quarante à soixante-dix mètres par endroits. Ils s'enfoncèrent dans cette vallée en longeant la paroi tapissée d'algues dont les longs filaments brunâtres ondulaient mollement. L'étrange ballet nautique s'étirait sur une vingtaine de mètres dans une eau de plus en plus fraîche. Dans le halo mouvant des photophores scintillaient parfois de tout petits poissons aux écailles argentées ou parées de riches coloris.
Par quarante mètres de fond, la falaise s'incurvait graduellement pour former une voûte profonde sous laquelle ils s'engagèrent en file indienne. Au-dessus d'eux, le plafond rocheux était couvert de formations corallifères. D'énormes polypiers s'y épanouissaient dont les fleurs blanches ou jaunâtres jetaient des taches claires sur le dais pourpre orangé des coraux. D'étonnantes éponges en forme de champignon s'évasaient en coupe tandis que, plus loin, des dentelles-de-Neptune brillaient d'un blanc rosé sous l'éclat des projecteurs frontaux.
D'une extraordinaire richesse, la faune et la flore de ce fantastique univers subaquatique déployaient une véritable débauche de couleurs vives, tels les éventails polychromes des gorgones, souples et légères mais solidement attachées à leurs supports rocheux.
A la tête de ses compagnons, l'ethnographe s'était arrêté, agitant mollement bras et jambes pour se maintenir sur place. Les autres n'eurent besoin d'aucun geste pour comprendre la raison de cette pause : là, par cinquante mètres de fond au pied de la falaise, s'ouvrait sous la voûte de roc une immense caverne sous-marine. En formation plus serrée, les plongeurs reprirent leur avance et s'engagèrent dans la grotte aux parois tapissées d'algues et de coquillages.
En nageant presque au ras du sol rocheux, ils constatèrent bientôt que ce sol remontait vers le fond de la grotte et touchait presque le plafond pour former alors une sorte de large faille horizontale où ils n'auraient pu se tenir debout. Leur progression se poursuivit dans ce corridor étroit qui, après s'être élevé graduellement, redescendait en pente raide sur près de vingt mètres et débouchait dans une grotte nettement plus petite que la précédente.
Là aussi l'extrémité de la grotte remontait graduellement, se resserrait pour former alors non plus une faille mais une cheminée rocheuse large de cinq mètres qui grimpait en oblique. Ses parois étaient presque nues, hormis de place en place de chétives touffes d'algues rougeâtres qui parfois caressaient leurs membres au passage. Les yeux levés vers le haut de cette singulière cheminée, Christian eut la surprise de voir le faisceau de son photophore s'étaler curieusement et miroiter dans un scintillement irisé.
Il s'éleva de quelques mètres encore dans l'élément liquide et soudain, sa tête émergea. Le cône de son projecteur accrocha des reflets sur une paroi de roc. Ses amis, les uns après les autres, firent surface à ses côtés et barbotèrent en regardant autour d'eux avec incrédulité : la cheminée sous-marine aboutissait dans une gigantesque caverne d'au moins vingt mètres et dont le diamètre atteignait près de cinquante mètres !
Ruisselant d'eau, ils prirent pied sur un sable noirâtre d'origine volcanique. Un air frais circulait dans cette caverne et l'ethnographe n'hésita pas à retirer son masque respiratoire. Il prit une profonde inspiration et arrêta le débit de ses bouteilles dorsales.
— Eh bien ! s'exclamat-il. Si je m'attendais à ça ! Nous avons franchi un véritable siphon sous-marin qui relie la grotte, au pied de la falaise, à cette caverne purement souterraine !
Maeva Poroï étouffa un cri et saisit vivement le bras de l'ethnographe :
— Mon Dieu, Chris ! Regarde !
D'étranges empreintes s'inscrivaient dans le sable noir, d'énormes empreintes de pieds palmés terminés par des griffes !
CHAPITRE VIII
Encore fraîches dans le sable noir, ces traces éveillèrent un sentiment de malaise chez l'ethnographe et ses compagnons. Leurs photophores n'éclairaient qu'une partie de cette imposante caverne et ils se demandaient avec inquiétude si, d'un instant à l'autre, l'étrange créature n'allait pas surgir et les attaquer.
— Nous... nous ferions peut-être bien de rebrousser chemin, bredouilla timidement Maeva Poroï.
— Ah non ! protesta Christian. Nous n'avons pas fait tout ce périple sous-marin pour déguerpir juste au moment où nous tombons sur une piste ! Restons groupés et suivons ces empreintes de pas. Je veux savoir où elles nous mèneront.
— Dans un traquenard peut-être, fit sombrement l'institutrice, décidément moins enchantée par cette exploration souterraine que par la plongée sous-marine.
Ils suivirent les traces de pieds palmés et, peu à peu, aperçurent au milieu de la grotte une pyramide de métal dont les faces miroitaient sous l'éclat de leurs photophores.
— Un sismographe ! s'exclama le lieutenant André Fabre.
— Oui, et du même type que celui que votre bathyscaphe a démoli cet après-midi ! souligna Lorenzo Chiappe, les yeux levés vers la grosse sphère rouge placée au sommet d'un long mât cylindrique.
Les traces de pas s'éloignaient vers le fond de la caverne. Ils s'apprêtaient à les suivre lorsque Jeanne Mansois remarqua, sur la face opposée de la pyramide, une ouverture rectangulaire béante mesurant cinquante centimètres de large sur quatre-vingts de hauteur. Ils se rapprochèrent de cette cavité et leurs projecteurs révélèrent un mécanisme inextricable de roues dentées, de balanciers et de cylindres animés de très lents mouvements rythmés par des oscillations. Sur l'un des côtés de ce réduit était posée, inclinée, une plaque de métal rouge couverte de signes gravés.
L'ethnographe saisit la plaque et la retira de la cavité afin d'examiner ses signes.
— Des rongo-rongo, murmura-t-il, pensif. La plaque représente une carte de l'île à une échelle infiniment plus réduite que celle des cartes analogues découvertes à Motu-Nui. Nous l'étudierons en détail à notre retour, fit-il en mettant l'objet dans un filet de nylon accroché à sa ceinture.
Négligeant de refermer le panneau latéral du sismographe, ils suivirent de nouveau les empreintes en direction de l'extrémité de la paroi gauche, presque au fond de la grotte. Les traces s'enfonçaient dans une galerie en pente qui s'ouvrait au bas du mur rocheux. Après une dizaine de minutes de progression, ils furent arrêtés par une nappe d'eau formant un petit lac. Les traces de pieds palmés s'y enfonçaient, visibles dans l'eau claire.
L'ethnographe abaissa son masque et ouvrit le manomètre de ses bouteilles d'air.
— Tu ne vas pas... descendre dans ce lac ? s'inquiéta Maeva.
— En quoi une plongée ici serait-elle plus dangereuse qu'au pied de la falaise ? Nous allons plonger. Mais peut-être préfères-tu nous attendre... seule dans ce boyau ?
Elle ne goûta guère cette suggestion et s'empressa d'abaisser son masque. L'eau était glaciale dans ce lac en forme d'entonnoir dont la base formait l'amorce d'un puits oblique profond d'une trentaine de mètres. Il décrivait ensuite une courbe et remontait graduellement. La remontée de ce boyau se poursuivit sur un peu plus de cinquante mètres puis, brusquement, les plongeurs se trouvèrent dans une masse liquide apparemment sans limites : le boyau débouchait au ras d'une paroi rocheuse à la pente fortement accentuée. Ils remontèrent le long de cette muraille et ne tardèrent pas à émerger à l'air libre. Les photophores éclairaient maintenant, à droite le roc et, çà et là, des touffes de jonc totora, ce jonc dont les Pascuans se servent pour construire leurs embarcations en forme de navette.
Les nageurs se frayèrent un chemin entre ces joncs et parvinrent à une sorte de plateforme qui s'étalait le long de la paroi rocheuse, à un mètre au-dessus de l'eau. Christian ôta son masque pour lever des yeux éberlués vers le ciel criblé d'étoiles.
— Mais nous sommes dans un cratère ! Un gigantesque cratère dont nous n'apercevons pas la paroi opposée !
— Je reconnais cette plateforme rocheuse prolongée en corniche, déclara Maeva en éprouvant un immense soulagement de se retrouver à l'air libre. Nous sommes dans le lac du Rano Kao, le plus grand cratère de l'île de Pâques... Celui duquel s'éleva, l'autre soir, l'une de ces mystérieuses sphères translucides ! Quant à la masure de Tuputahi, elle est accrochée au milieu de son versant nord ! Vous avez compris, je pense ?
— Un peu, répartit l'ethnographe. Voilà pourquoi nos amis postés en ligne d'un bout à l'autre de la pointe de l'île n'ont pas vu arriver la créature. Pour se rendre chez Tuputahi, ce soir, le monstre a emprunté le long chemin que nous venons de suivre à travers les siphons menant de la grotte sous-marine au lac de ce cratère !
« Le monstre n'eut ensuite qu'à suivre cette corniche, franchir la crête et redescendre sur le versant nord en se dissimulant éventuellement dans les rochers pour gagner la masure de la vieille. En surveillant les côtes ouest et est et l'intérieur de l'île, nos amis n'avaient aucune chance d'apercevoir le monstre... qui se déplaçait silencieusement dans leur dos ! »
— Si avant-hier soir cet être a emprunté le chemin de la plage et a plongé dans l'eau, fit valoir le lieutenant André Fabre en s'adressant à Christian et Maeva, c'est probablement parce qu'il avait éventé votre présence. Il a voulu ainsi égarer vos recherches et s'est évidemment abstenu de grimper vers le cratère. Ordinairement, pourtant, c'est par la voie souterraine et subaquatique qu'il doit arriver et repartir discrètement.
— Mais alors, cette créature est obligatoirement amphibie ! s'écria Jeanne Mansois.
— C'est à peu près certain, approuva Christian. Nous n'avons remarqué sur elle aucun appareil respiratoire lorsque nous l'avons observée à son insu...
Il s'arrêta à ce mot, sembla supputer sa signification et rectifia :
— Du moins avons-nous cru qu'elle ignorait notre présence. Maintenant, je commence à croire qu'elle a feint simplement de l'ignorer !
La logique de cette déduction mit l'institutrice mal à l'aise. Ainsi, la veille, en quittant la masure de Tuputahi, le monstre se savait-il observé par deux êtres humains : l'ethnographe et elle-même ! Maeva fut brusquement secouée par un frisson d'angoisse rétrospective.
— Inutile de suivre ces traces qui grimpent vers les crêtes du Rano Kao, décréta Desnoyer. Nous savons très bien qu'elles redescendent ensuite vers la bicoque de Tuputahi. Rejoignons plutôt la vedette. Nos aviateurs et Algarrobo doivent se ronger les ongles d'anxiété ! Cela fait plus de deux heures que nous sommes partis...
Sur le chemin du retour, le mystérieux sismographe de la grotte souterraine devait leur ménager une surprise. Jeanne Mansois et l'archéologue Alfredo Carrera, machinalement, avaient fait le tour de la pyramide métallique au lieu de suivre directement les autres qui se dirigeaient vers la nappe liquide. Ce simple détour leur fit découvrir un détail pour le moins insolite.
— Chris, n'avons-nous pas laissé ouvert le portillon rectangulaire de ce socle pyramidal ?
— Oui, naturellement, répondit-il en retournant vers la sémanticienne. Ça alors !
Sidéré, il venait de s'arrêter : la cavité recelant le mécanisme du sismographe était maintenant fermée.
— Ce qui... ce qui veut dire que..., bredouilla la jeune institutrice en laissant errer autour d'elle un regard inquiet.
— La réponse est aisée : la créature a refermé ce portillon pendant que nous descendions dans le boyau, celui qui aboutit au lac du Rano Kao. En d'autres termes, la créature était ici même, cachée quelque part à nous épier tandis que nous examinions le mécanisme — alors démasqué — de ce sismographe. Elle aura attendu pour s'éclipser que nous nous soyons engagés dans le conduit menant au cratère... après avoir constaté que nous nous étions appropriés cette plaque, fit-il en désignant le rectangle de métal rouge placé dans son filet de nylon.
— Singulier, ce jeu de cache-cache, rumina le lieutenant Fabre. Où veut-il en venir, ce monstre amphibien ?
— Ces monstres amphibiens, rectifia Lorenzo Chiappe en montrant du doigt un grand nombre d'empreintes le long de la paroi opposée.
Ils le rejoignirent et se rangèrent à l'évidence. Le nombre d'empreintes était tel qu'il laissait deviner la présence d'une dizaine de créatures environ.
— Mais où pouvaient-ils bien se cacher ?
— Rapa-Nui est une véritable éponge, rappela l'archéologue chilien, un roc volcanique taraudé de cavernes, de boyaux, de cheminées d'éjection de gaz et de lave. Cette grotte possède probablement d'autres galeries, d'autres issues qui ont échappé à notre examen hâtif.
Les traces, le long du mur luisant d'humidité, se terminaient au bord de l'eau.
— Les créatures ont visiblement plongé dans ce gouffre communiquant avec l'immense grotte sous-marine des falaises de Vinapu. Et à l'heure qu'il est, ces chérubins doivent être loin !
— Si tu pouvais dire vrai, soupira Maeva en proie à une désagréable appréhension.
Les Tangata manu, effectivement, étaient loin ; sur ce point seulement, Christian ne s'était pas trompé...
Leur exploration achevée, les plongeurs s'éloignaient maintenant de la falaise, pour nager vers la barrière de récifs. Ils franchirent, à la lueur des photophores, un étroit chenal corallifère pour émerger bientôt dans les eaux libres du Pacifique. A une trentaine de mètres, la masse noire de la vedette se balançait mollement.
— Algarrobo est un garçon très économe ! souffla Christian Desnoyer en rejetant son respirateur dans son dos.
— Oui, mais il aurait pu tout de même laisser le projecteur éclairé, marmonna le lieutenant Fabre.
Ils barbotèrent un moment à la surface, respirant à pleins poumons l'air tiède chargé d'iode puis se remirent à nager en direction de l'embarcation. Ce calme et ce silence ne laissaient pas de les intriguer ; leurs éclats de voix et les faisceaux mouvants de leurs projecteurs frontaux auraient dû amener quelque réaction chez les trois aviateurs britanniques et chez le quartier-maître chilien.
L'ethnographe s'agrippa le premier aux montants de l'échelle et cogna du poing contre la coque de la vedette :
— Ohé du rafiot ! On pique un somme ?
Les autres l'avaient rejoint et s'agglutinaient autour de l'échelle métallique. Le silence n'était troublé que par le léger clapotis de l'eau et par le faible bruit des vaguelettes sur les récifs et la falaise.
Il enjamba le bastingage peu élevé et cet effort, au sortir de l'eau après cette longue randonnée sous-marine, lui donna la sensation de peser une tonne avec son harnachement. Ses palmes claquèrent sur l'étroit pont arrière puis il s'arrêta, interdit. Entre les banquettes — dont l'une était à demi arrachée — gisait Algarrobo. Des trois aviateurs anglais, nulle trace. Christian et Jeanne Mansois s'agenouillèrent vivement auprès du quartier-maître. Leurs photophores éclairaient son visage exsangue. Le Chilien portait à la tête une longue balafre, depuis l'arcade sourcilière gauche jusqu'à la nuque. Ses cheveux étaient poisseux de sang et sa tête baignait dans une large flaque noirâtre.
Maeva s'était prestement débarrassée de son masque, de ses bouteilles dorsales et furetait déjà dans la pharmacie de bord. Ayant déboutonné la vareuse et soulevé la chemise du marin, l'ethnographe colla son oreille sur son torse.
— Il vit, murmura-t-il. Mais le pauvre type a pris un sacré coup !
Maeva revenait, portant un paquet de coton, des pansements et deux flacons.
— Il faut le ramener d'urgence à bord du Mendoza ! décréta le lieutenant Fabre en pénétrant dans le poste.
Les membres de la mission franco-chilienne fumaient nerveusement ou arpentaient la coursive longeant l'infirmerie du navire de guerre. Rhabillés à la hâte, anxieux, ils prêtaient fréquemment l'oreille, attentifs au moindre bruit provenant de derrière la cloison de métal. Lorsque le docteur Valdivia parut dans la coursive, ils se précipitèrent vers lui.
— Il a repris connaissance, déclara le médecin. Sa vie n'est plus en danger. Son cuir chevelu est sérieusement entaillé mais l'os crânien est intact. Je crains davantage pour son équilibre psychique. Le malheureux a subi un choc émotif effroyable. Il balbutie votre nom, señor Desnoyer.
— Pouvons-nous le voir ? s'enquit l'ethnographe.
— Vous, oui, mais il est préférable que vos amis attendent ici. Algarrobo a grand besoin de calme.
Christian pénétra dans l'infirmerie à la suite du praticien. La tête recouverte par un volumineux pansement, le quartier-maître occupait le premier lit. Son visage, habituellement bronzé, offrait une pâleur grisâtre. Les yeux clos, il respirait normalement mais un frisson, parfois, secouait son corps tout entier.
— Algarrobo, murmura le médecin. Le señor Desnoyer est ici, près de vous.
Christian se pencha, ému devant le visage décoloré. Le quartier-maître entrouvrit les paupières et un rictus douloureux crispa ses traits.
— Ah ! señor, chuchota-t-il d'une voix faible. Ils m'ont eu... ces monstres.
— Vous êtes tiré d'affaire, Algarrobo. Le toubib est catégorique, prononça-t-il avec toute la conviction dont il était capable. Comment c'est arrivé ?
— La « chose »... a dû grimper à l'avant. Les Anglais et moi, nous fumions en bavardant, sur les banquettes arrière. La chose coulait doucement ; elle était visqueuse... comme une méduse. Une méduse... énorme, avec des ventouses, sur les bords. La bête glissait sans faire de bruit et soudain, nous nous sommes retrouvés, tous les quatre, à patauger dans... cette saleté visqueuse !
Les yeux du blessé, haletant, exprimaient une épouvante sans nom.
— J'ai gueulé, frappé du talon sur cette chose en m'agrippant au bastingage pour ne pas tomber. Les Anglais, eux, ont perdu l'équilibre, entraînés sur le pont par les ventouses de la méduse géante. J'ai pu me dégager... prendre un couteau dans le rouf. Quand je suis revenu, les trois gars étaient enveloppés dans la méduse comme dans un cocon de ver à soie ! Ils gigotaient, prisonniers de cette glu vivante ! J'ai attaqué la bête à coups de couteau, sur les bords, pour ne pas toucher les aviateurs... Puis ils sont arrivés.
Il ferma les yeux, la respiration courte, le visage inondé de sueur. Le docteur Valdivia toucha l'épaule de l'ethnographe et, d'un signe de tête, lui fit comprendre de se retirer. Il se leva.
— Vous êtes maintenant hors de danger, Algarrobo. Reposez-vous et demain, je...
— Attendez, señor Desnoyer, attendez ! haleta le blessé. Les monstres, ils étaient... une dizaine. Je n'ai pas pu résister... Quatre d'entre eux ont empoigné la méduse enroulée sur les corps des aviateurs. La bête ne réagissait pas sous les griffes qui s'enfonçaient dans sa masse gluante. Ils l'ont fait basculer pardessus bord... et ont plongé avec ! J'ai pu donner quelques coups de couteau puis j'ai ressenti un coup de fouet sur le crâne. C'était un coup de griffe ou de bec, je ne sais pas. Ensuite, j'ai tourné de l'œil...
Ses doigts se refermèrent sur l'avant-bras de l'ethnographe :
— Laissez tomber, señor Desnoyer, murmura-t-il, les yeux révulsés. Laissez tomber, sans ça, les monstres vous auront, vous... et vos collègues. Ce... ce ne sont pas des... créatures de Dieu, señor. Laissez tomber, laissez tomber, répéta-t-il, hagard, cependant que le docteur Valdivia s'approchait, muni d'une seringue hypodermique.
— Ici, vous ne craignez plus rien, Algarrobo ; soyez calme. Je vais vous faire une piqûre et vous allez sagement dormir un bon bout de temps.
Réunis dans le mess des officiers, les membres de la mission commentaient avec inquiétude les dramatiques événements de la soirée. Le commandant Pierre Lagrange s'était joint à eux ainsi que plusieurs officiers du Mendoza.
— Avez-vous une idée, lieutenant, de ce que pouvait être cette étrange méduse géante dont parlait Algarrobo ? s'informa Christian auprès de l'océanographe.
— Une méduse capable d'envelopper dans ses replis trois hommes d'une robuste constitution ? Non, Desnoyer, il n'existe rien de semblable dans nos traités de zoologie ni dans les précis d'ichtyologie ! Mais cela ne veut pas dire, évidemment, que ce monstre n'existe pas. Les grands fonds marins recèlent très certainement d'innombrables créatures monstrueuses mais la description de cette « méduse », flasque et gélatineuse, ne cadre pas du tout avec ce que l'on sait de la faune abyssale. Celle-ci est habituellement constituée pour résister aux formidables pressions auxquelles elle est soumise, dans les fosses du Pacifique ou de l'Atlantique.
— Et cette absence de réaction en présence des Tangaïa manu, ces monstres amphibiens à bec d'oiseau ?
L'océanographe André Fabre arrondit les épaules :
— Cela paraît absurde mais ce comportement semble être celui... d'un animal apprivoisé ! Apprivoisé par ces étranges amphibiens, naturellement.
— Ceux-ci devaient avoir une sérieuse dent contre le commandant O'Brien et ses coéquipiers, observa l'ethnographe. Quel sort terrible leur ont-ils réservé ?
— Vous ne pensez tout de même pas que ces malheureux sont vivants ? tiqua le commandant Lagrange en levant les yeux de dessus la plaque à rongo-rongo ramenée par Christian.
— Ma foi, j'ai tout lieu de croire que si les Tangata manu avaient voulu les supprimer purement et simplement, ils auraient pu le faire sans difficulté lorsqu'ils ont attaqué la vedette. N'avez-vous pas l'impression que cette méduse — avec dans ses flancs nos trois aviateurs — formait une sorte de cocon étanche ? Une sorte de cloche de plongée vivante qui allait permettre aux trois captifs de rester en vie, sous l'eau, pendant que les monstres s'éloignaient en tirant à eux la méduse enroulée sur elle-même ?
— Diable ! prononça Lorenzo Chiappe, effaré. Si votre hypothèse est la bonne, les pauvres types vont passer un mauvais quart d'heure ! Et malheureusement, nous ne pouvons plus rien pour eux.
— Oui, rumina Lagrange en se levant, les yeux fixés sur la plaque rouge qu'il tenait en main. Ils sont entre leurs griffes comme une mouche empêtrée dans une toile d'araignée !
Il plaça la plaque devant l'ethnographe et Jeanne Mansois :
— Regardez cette carte de Rapa-Nui. Qu’évoque-t-elle pour vous, dans certains de ses détails ?
Ils examinèrent soigneusement le métal gravé, rutilant, et attardèrent leurs regards sur un cercle placé en plein océan, à l'ouest des côtes.
— Là, d'abord, fit Lagrange en montrant des points espacés sur le pourtour de l'île. Ces deux points, notamment, à l'ouest d'Hanga-roa, au large des côtes : ça ne vous dit rien ?
— Les... sismographes sous-marins ?
— Exactement, Desnoyer. Ils se trouvent à l'emplacement exact où nous les avons découverts. Et les autres points, tout autour de l'île, à la limite du socle sous-marin, représentent à coup sûr d'autres sismographes ; une ceinture de sismographes répartis autour de Rapa-Nui.
— Et ce grand cercle, beaucoup plus à l'ouest, en plein Pacifique ?
— J'ignore tout ce qu'il peut signifier, Jeanne, répondit l'officier. Mais dès demain, nous irons faire un tour dans ces parages à bord du bathyscaphe. Qui sait ? Vous et Desnoyer avez peut-être raison, envers et contre tout, en soutenant pour vrai le vieux mythe du continent de Mu englouti dans le Pacifique.
— Pas d'accord, déclara L'ethnographe à la grande surprise de l'officier. Si le continent de Mu s'est abîmé dans les flots à une époque prodigieusement reculée, ce n'est sûrement pas là que nous retrouverons ses vestiges. Ce cercle mystérieux est beaucoup trop près de l'île...
— Environ cent cinquante milles, d'après l'échelle approximative, indiqua le commandant du Bathyscaphe V.
— Disons à moins de trois cents kilomètres des côtes ouest. Impossible. Je veux bien croire que ce cercle marque l'emplacement de quelque, chose de très mystérieux, mais ce quelque chose n'est certainement pas le continent de Mu. Celui-ci devait se trouver beaucoup plus à l'ouest, au nord-nord-ouest, peut-être. Et l'archipel des Tuamotu serait né, par exemple, des déjections éruptives du continent disloqué lors du cataclysme. Il ne serait pas nécessairement le sommet de ses hautes montagnes, comme certains l'ont prétendu à propos de l'île de Pâques.
— En tout cas, précisa Jeanne, Mu se trouvait très vraisemblablement à un millier de kilomètres, au moins, au nord-nord-ouest de l'actuelle Rapa-Nui.
— L'archipel des Tuamotu désignerait donc l'emplacement présumé du vieux continent disparu ? remarqua le commandant Lagrange. Par conséquent, les Moaïs et les étranges statues des îles Marquises, de Raivavae, de Pitcairn auraient été érigées par les anciens habitants de Mu ou leurs descendants ?
L'ethnographe secoua négativement la tête :
— Mu s'est englouti il y a des dizaines de millénaires ou davantage tandis que les Moaïs et les colosses de pierre du même style, eux, font partie de notre ère. Mais ils sont le témoignage de l'extraordinaire rémanence que laissa la culture Muenne chez les peuples dispersés qui survécurent au cataclysme où périt la civilisation de Mu.
Indiscutablement, les Muens ont exercé une influence énorme, bien après leur disparition, sur les ancêtres des Polynésiens et des peuples sud-américains. Nous retrouvons chez eux des traces de culture, de croyances, de rites magico-religieux tout à fait similaires.
« Quelle fantastique révolution dans l'histoire de l'humanité si nous pouvions découvrir les vestiges de Mu... A condition de pouvoir aussi bien les exhumer des énormes couches sédimentaires qui, logiquement, doivent les recouvrir, soupira-t-il. La découverte de Troie ou les temples de la Vallée des Rois feraient à côté bien piètre figure !
Désabusé, le commandant Lagrange rétorqua avec amertume :
— Je ne sais si cette évocation... romanesque est conforme à la réalité, mais ce dont nous sommes certains, c'est que des êtres monstrueux ont capturé trois hommes ! Et nous pouvons tenir aussi pour assuré que ce sont eux, ces monstres couverts d'écaillés, qui ont anéanti la base Henderson et ses centaines de savants et techniciens britanniques ! Et ça, bien que parfaitement étranger à l'empire de Mu, c'est d'une évidence tragique !
— Ces créatures monstrueuses, supputa le docteur Valdivia, d'où qu'elles viennent et en quelque lieu qu'elles puissent vivre, ne rechercheraient-elles pas, elles aussi, les vestiges de ce monde perdu ? Car enfin, non seulement les Tangata manu paraissent en savoir davantage que nous sur les rongo-rongo, mais ils nous ont en outre conseillé par l'entremise de Tuputahi de ne plus nous mêler de leurs activités.
— Mais quelles activités ? Ne serait-ce pas, justement, cette quête incessante du continent englouti et de sa fabuleuse civilisation ? Et en donnant à Tuputahi l'autorisation — ou l'ordre — de nous traduire les rongo-rongo, ne cherchent-ils pas, ces monstres, à nous égarer, à nous orienter vers une fausse piste ?
— Hé, hé ! réfléchit le commandant Lagrange, ce point de vue tout à fait original n'est peut-être pas insensé. Mais alors, ce cercle-là, fit-il en tapotant la carte gravée sur le rectangle de métal rouge, ne désignerait-il pas simplement... du vent ? Ne serait-il pas une ruse des Tangata manu, un leurre placé là pour nous éloigner du lieu exact — ou probable — où doivent se trouver les vestiges de Mu ?
— Je propose néanmoins de faire une plongée en bathyscaphe à cet endroit-là, commandant, conseilla Christian Desnoyer. Si nous ne trouvons rien d'intéressant, eh bien, nous en serons quittes pour chercher ailleurs !
CHAPITRE IX
Le Mendoza avait appareillé à l'aube pour atteindre, vers onze heures, le point mystérieux situé en haute mer, à cent cinquante milles à l'ouest de Rapa-Nui. Un soleil torride surchauffait le navire de guerre immobilisé sur l'eau étale du Pacifique, sur cette eau dont le bleu se confondait au loin avec la teinte azuréenne du ciel.
Pareille fournaise n'incitait guère à l'action ; aussi l'animation à bord se localisait-elle uniquement autour des énormes fourches verticales qui maintenaient en place le bathyscaphe. Les membres de la mission franco-chilienne, en bras de chemise, le chef sous un casque insolaire ou sous un feutre de brousse, à large bord, s'affairaient aux derniers préparatifs précédant la plongée.
Assise sur un rouleau de cordages, l'institutrice Maeva Poroï suivait avec une anxiété croissante les allées et venues des techniciens qui entraient et sortaient du kiosque du submersible. Avec son blue-jean et son léger chemisier de nylon, dont la blancheur tranchait sur sa peau brune et dorée, la Polynésienne ressemblait davantage à une adolescente qu'à une jeune femme. Mais à une adolescente particulièrement nerveuse qui mordillait machinalement la croix d'or suspendue par une chaînette à son cou.
Jeanne Mansois, en short et négligemment vêtue d'une chemise écossaise — aux poches pectorales bourrées de calepins, crayons et stylos — vint s'asseoir auprès d'elle :
— Comme vous êtes... survoltée, Maeva ! Vous n'avez rien mangé, tout à l'heure. Cette promenade en mer et les événements d'hier soir, sans doute, ne vous valent rien.
La Polynésienne consentit à sourire.
— Habituellement, je consacre mes jeudis ou mes week-ends à des passe-temps beaucoup plus paisibles. Cette aventure me rend malade, Jeanne. C'est tellement ahurissant... et dramatique aussi. Ce malheureux Algarrobo, murmura-t-elle.
— Le docteur Valdivia persiste dans son diagnostic ; il n'y a pas eu fracture et il s'en tirera.
— Oui, il a eu plus de chance que les aviateurs ; après avoir échappé à la catastrophe de leur appareil, ils ont tout de même péri...
Elle posa sa main sur le bras de la sémantiste et enchaîna d'une voix pathétique :
— Jeanne, essayez de leur faire comprendre, au commandant et à Chris, la vanité de cette exploration sous-marine. Dissuadez-les de l'entreprendre ; c'est de la folie ! Toute la nuit j'ai été assaillie par un affreux pressentiment...
— Ce danger, Maeva, est peut-être purement subjectif. Et puis, même s'il est réel, ce ne sera pas la première fois que des scientifiques l'affronteront pour satisfaire leur besoin de savoir et...
— Prêt pour l'appareillage, commandant ! lança le lieutenant Fabre, le buste hors de l'écoutille du kiosque du bathyscaphe.
Maeva s'était immédiatement levée. L'ethnographe arrivait en compagnie de Lorenzo Chiappe et de Lucien Bousquet. Affairés, ils échangèrent quelques mots avec le commandant du Mendoza. L'institutrice paraissait avoir oublié jusqu'à la présence de la linguiste à ses côtés ; elle ne quittait plus des yeux l'ethnographe qui, très occupé avec le commandant de bord et Pierre Lagrange, se souciait fort peu d'elle ! Dans les yeux de la jeune Polynésienne, Jeanne Mansois lut une prière muette et elle comprit alors la raison véritable de l'angoisse qui la tenaillait.
Christian Desnoyer laissa ses interlocuteurs grimper à l'échelle du kiosque pour aller, très décontracté, prendre congé de son amie institutrice.
— Inquiète ? sourit-il à sa mine tourmentée. Une simple balade un peu plus profonde que les autres et avant minuit nous serons de retour. Tu verras, je te rapporterai une magnifique étoile de mer écarlate, ajouta-t-il. Ce sera ravissant dans tes longs cheveux noirs.
Par simple plaisanterie inspirée de la vieille coutume polynésienne, Christian frotta son nez contre celui de la jeune fille. Celle-ci le considéra de ses grands yeux noirs, avec une sorte d'émotion mitigée de mélancolie. Bien sûr, elle aurait eu tort de prendre au sérieux ce baiser polynésien, simple mimique amusante chez l'ethnographe ainsi qu'en témoignait son ton détaché :
— la or a na, Maeva. Vous venez Jeanne ? lança-t-il en empoignant les montants de l'échelle menant à l'écoutille du bathyscaphe.
Restée seule avec l'institutrice — qui s'efforçait de cacher sa déconvenue
— Jeanne Mansois la prit affectueusement aux épaules, dans un geste de réconfort qui n'exigeait aucune parole. Maeva dégrafa le chaînette avec croix d'or qu'elle portait au cou :
— Donnez-lui cela, voulez-vous, Jeanne ? murmura-t-elle, la gorge serrée, avant de s'éloigner en direction de la passerelle menant à l'infirmerie.
Dans la cabine du bathyscaphe en plongée, les membres de l'expédition observaient les gestes du commandant Lagrange et de son second. Les deux officiers contrôlaient la marche régulière de l'appareil en manipulant avec dextérité les innombrables volants et commandes du grand panneau mural. A l'autre extrémité de la cabine, l'ethnographe prenait son magnétophone dans l'intention d'enregistrer les faits saillants de leur exploration. Jeanne mit à profit cet isolement tout relatif pour s'installer à ses côtés en lui tendant la chaînette. Il jeta un coup d'oeil à la croix qui se balançait et revint à son magnéto :
— Joli, apprécia-t-il distraitement.
Il hésita une seconde puis regarda de nouveau le bijou avec étonnement :
— Mais, c'est le collier de Maeva ?
— Vous l'avez tout de même reconnu ! Tenez, c'est pour vous.
— Pour moi ? Pourquoi ne me l'a-t-elle pas donné elle-même ?
— Pourquoi ? Décidément, Chris, vous êtes aveugle!... Et très peu romantique !
Il prit le bijou, le balança un moment au bout de sa chaîne et, soudain embarrassé, il le glissa dans la poche pectorale de sa chemise en marmonnant à sa collègue de vagues remerciements.
— Fond à moins de trois mille cinq cents mètres, annonça le lieutenant, attentif aux indications du sonar dont l'écran verdâtre clignotait.
— Trois mille cinq ? répéta l'archéologue Carrera en haussant le ton pour dominer les vibrations rythmiques du sondeur ultra-sonique. Mais c'est la profondeur relevée en surface, à bord du Mendoza. Or, nous descendons régulièrement depuis une demi-heure. Nous devrions être maintenant beaucoup plus près du fond de l'océan.
— Oui, mais le bathyscaphe plonge en oblique ; actuellement, il doit se trouver au-dessus d'une fosse non encore cartographiée. Une fosse d'au moins cinq cents mètres au-dessous du fond marin sur lequel, tout à l'heure, furent réfléchies les ondes du sonar.
— C'est pour le moins surprenant, fit l'océanographe André Fabre. Les fonds océaniques relativement proches de l'île de Pâques ont été relevés depuis pas mal de temps, contrairement à ce que vous pensez, Jeanne, et nos cartes ne font absolument pas état d'une fosse dans cette région. Plus à l'ouest, à mille huit cents kilomètres de Rapa-Nui, la profondeur atteint cinq à six mille mètres ; mais ici, la moyenne s'établit autour de trois mille cinq cents mètres. C'est du moins le chiffre que les derniers relevés ont permis de fixer. Or, ce chiffre n'est plus valable !
Il suivit attentivement le défilement rapide des chiffres à cristaux liquides, examina les courbes du graphique puis :
— Fond stabilisé à moins quatre mille cent mètres. Profondeur atteinte : trois mille mètres.
Au bout d'un moment, le lieutenant André Fabre constata une modification très nette de l'écho renvoyé par le fond. La frange lumineuse verdâtre de l'écran se brisait et tremblotait en émettant des éclats rapides. L'obsédante musique électronique du sonar emplissait la cabine.
— Le front d'ondes détecte un obstacle à trois mille cinq cents mètres mais l'autre extrémité du faisceau d'ondes en éventail rebondit sur un fond à quatre mille cent mètres. Par conséquent, nous descendons bien dans une fosse dont l'une des parois déclive est responsable de cet écho intermédiaire. Allons voir de plus près à quoi ressemble cette paroi...
Bientôt, le cône lumineux du puissant projecteur révéla sur l'écran téléviseur la masse noirâtre d'une falaise. Lentement, le bathyscaphe vira de bord pour descendre à une vingtaine de mètres seulement de cette falaise dont la structure tourmentée s'inscrivait sur l'écran.
— Assez inattendue, cette muraille de roc nu, sans la moindre trace de flore abyssale, nota Lucien Bousquet.
— Et pour cause ! s'exclama l'océanographe. Ce mur est celui d'une faille, une faille gigantesque ou plus exactement une cassure qui s'est ouverte dans le fond marin il y a très peu de temps ! Voilà pourquoi nous avons enregistré ici une profondeur de quatre mille cent mètres au lieu de trois mille cinq cents mètres, comme l'indiquaient les derniers sondages effectués dans ces parages.
— Vous voulez dire qu'une faille de six cents mètres de profondeur s'est ouverte ici... il y a quatre jours, à la suite du séisme ?
— Je serais prêt à le jurer, Desnoyer. Ces rocs nus, cette formidable couche de sédiments fendue verticalement et privée d'algues, d'holothuries par exemple, témoignent de leur extrême jeunesse. Cette cassure profonde de six cents mètres a été provoquée par l'explosion de la bombe H britannique !
— Mais l'explosion a eu lieu à plus de treize cents kilomètres d'ici, objecta la sémanticienne.
— L'onde de choc s'est propagée dans l'écorce terrestre sur des milliers de kilomètres. Ici, elle a dû rencontrer une zone de moindre résistance. La couche de sédiments a cédé et s'est fendue, peut-être sur des centaines de kilomètres de longueur et des milliers de mètres de largeur !
Lorenzo Chiappe poussa une exclamation en désignant l'écran : d'énormes blocs de pierre, parfaitement géométriques, faisaient saillie sur la falaise. Ils s'alignaient, côte à côte, sur des centaines de mètres et dessinaient une ligne ondulée, caractéristique des plissements de terrain déformés et pliés en accordéon lors des convulsions géologiques.
— Cela ne vous dit rien, Desnoyer ? demanda l'archéologue chilien bouleversé.
— C'est prodigieux, Lorenzo ! Cet alignement de blocs géométriques ressemble étrangement aux constructions cyclopéennes de Tiahuanaco !
— Oui, cette disposition est bien celle d'une jetée, la jetée de ce qui fut un port il y a des dizaines de millénaires. — sinon plus — lorsque le continent de Mu était encore à l'air libre.
— Mu ! Le continent englouti du Pacifique, murmura l'ethnographe en proie à une exaltation extraordinaire. Ce sont probablement les ruines d'un port situé sur les rives extrême-orientales du vieux continent. Quelle étrange parenté avec Tiahuanaco, ce port mystérieux dont les vestiges ont été découverts dans les Andes, à près de quatre mille mètres d'altitude, au bord d'un ancien rivage marin marqué par une ligne de sédiments longue d'environ sept cents kilomètres ([22]). Lors d'un passé fabuleusement lointain, au moins une partie de cette cordillère andine se trouvait être au bord de l'eau ! Un cataclysme planétaire a donc bien eu lieu, plus récemment qu'on ne le croit, quant à la surrection de ces montagnes dont l'émergence fut contrebalancée par l'engloutissement de Mu !
Il suivit des yeux les ruines fantastiques qui défilaient sur l'écran au fur et à mesure que s'avançait le bathyscaphe le long de la falaise et ajouta :
— Cette jetée formée de blocs monolithiques parfaitement taillés a été soulevée par endroits ; dans la couche sédimentaire, elle épouse les courbes et les ondulations qui ont été celles du sol lors du cataclysme. Un épouvantable séisme a disloqué, jeté à bas les cités muennes et nous avons là, sous nos yeux, les traces de ces sursauts géologiques qui précipitèrent Mu au fond du Pacifique dans un titanesque effondrement du socle continental !
— C'était donc cela — une citée muenne engloutie — que désignait le cercle énigmatique relevé sur la plaque à rongo-rongo découverte hier soir dans la caverne sous-marine ? Par quel hasard inouï sommes-nous tombés justement sur cette plaque ?
— Je commence à me demander si le hasard est la seule cause de cette découverte, Jeanne, murmura pensivement l'ethnographe.
Un incident inattendu fit tourner court cette discussion : un éclat lumineux dansa brusquement sur l'écran, brouilla l'image et disparut. Les témoins de cette apparition insolite échangèrent un coup d'oeil perplexe. Une seconde source lumineuse passa furtivement dans le champ de la caméra, suivie bientôt par un groupe d'une vingtaine de halos diffus qui s'étirèrent rapidement vers la droite et sortirent du champ. Le commandant Lagrange modifia immédiatement le cap du bathyscaphe tandis que son second imprimait à la télécaméra un mouvement panoramique. Il ne tarda pas à cadrer de nouveau les halos lumineux qui s'éloignèrent rapidement en remontant les uns derrière les autres.
— A la vitesse à laquelle ces « lumignons » se déplacent, ce n'est pas un bathyscaphe qui nous permettrait de les rattraper, mais un avion à réaction ! pesta le lieutenant Fabre en voyant sur l'écran s'amenuiser les points lumineux.
— Sonar ? demanda laconiquement Pierre Lagrange.
— Trois mille neuf cents mètres. Nous remontons pleins gaz, mais c'est assez minable comme performance !
— Les lumières se sont arrêtées, semble-t-il, nota l'ethnographe.
— On le dirait. Nous approchons de l'autre paroi de la cassure.
— Quelle largeur, cette faille ?
— Huit cents mètres environ. Ecartement des « lèvres » irrégulier. L'écho-sonde indique des creux prononcés à même les flancs. La rupture verticale a dû s'accompagner d'un affaissement de la falaise par endroits... Nous émergeons, commandant, notifia-t-il. Nous allons pouvoir progresser sur le fond relativement plat de l'océan.
— Et revoilà les lumignons !
Effectivement, à une distance impossible à évaluer dans les eaux glauques des abysses, les halos scintillaient de nouveau en dansant. Peu à peu, le bathyscaphe se rapprochait de ces mystérieuses lumières sous-marines. Cette étrange partie de chasse se poursuivit sur plusieurs dizaines de kilomètres, les halos blafards conservant toujours la même distance au-devant du submersible. Angoissant, le match-poursuite se prolongea pendant près de deux heures puis, insensiblement, les points lumineux commencèrent à grossir, à se préciser.
— Cette fois, pas de doute, déclara l'ethnographe. Ces objets se sont arrêtés... Ils semblent même se regrouper.
Lancé avec toute la puissance de ses propulseurs, le bathyscaphe se rapprochait rapidement des halos lumineux. De plus en plus nets, ils offraient l'aspect d'une sorte d'ovoïdes éclatants comme un flash électronique. Une bizarre frange de diffraction palpitait autour d'eux à la manière d'une auréole.
Le commandant Lagrange consulta plus attentivement ses cadrans de contrôle et tiqua, une aiguille amorçant un lent mouvement rétrograde :
— Mais... nous ralentissons !
— Vous avez réduit la vitesse ? demanda Christian.
— Moi ? Pas le moins du monde ! Je n'ai...
— Commandant ! Le détecteur décèle un obstacle, droit devant ! Remontez ! Pleins gaz !
Lagrange manœuvra très rapidement des manettes, enclencha des disjoncteurs et garda ses yeux rivés sur les aiguilles des cadrans. Il pâlit, recommença la manœuvre et cracha un juron cependant que des étincelles éclataient entre les bornes des disjoncteurs qu'il déclencha prestement.
— Obstacle à moins de cent mètres ! Remontez, commandant ! hurla presque l'océanographe.
— Remontez ! Remontez ! gronda-t-il. Vous en avez de bonnes, vous ! Les commandes ne répondent plus !
De fines gouttes de sueur perlaient sur son front. Il jeta un coup d'œil au téléviseur et grommela :
— Où le voyez-vous, cet obstacle ? Je n'aperçois que les halos lumineux.
— Il n'est pas visible, commandant, mais le sonar...
André Fabre se tut. Le faisceau du puissant projecteur du bathyscaphe interférait maintenant avec les halos de lumière ; leur éclat combiné donnait l'impression de s'étaler en miroitant sur une surface courbe dans l'eau glauque.
— Le bathyscaphe n'avance plus ! cria l'officier. Ses turbines tournent à vide... à leur puissance maxima ! Nous ne pouvons même plus changer de cap ni vider les ballasts !
— Même les ballasts magnétiques ?
— Oui, leurs grenailles se sont agglomérées en une masse compacte !
Il coupa brusquement les circuits d'alimentation et ajouta d'une voix rauque :
— Inutile de laisser les turbines s'emballer ! Une... force inexplicable nous bloque...
— Nous attire, corrigea le lieutenant Fabre. Cette force nous attire après avoir contré l'action de nos machines !
Impuissant devant cette attraction mystérieuse, le bathyscaphe se rapprochait très lentement des halos lumineux. Ces derniers, sur l'écran, offraient un diamètre d'environ cinq mètres. Progressivement, une silhouette diffuse prenait forme au cœur de ces étranges ovoïdes éblouissants. Une extraordinaire transformation s'opérait en leur sein et, tout à coup, Jeanne Mansois poussa un cri : la luminosité venait de disparaître et, dans l'éclat du projecteur, dix créatures hideuses flottèrent en agitant leurs membres griffus.
— Les Tangata manu ! balbutia la jeune fille, horrifiée.
— Par trois mille cinq cents mètres de profondeur ? s'écria l'océanographe. Mais c'est impossible ! Leur carapace écailleuse ne pourrait résister à la formidable pression qui règne à...
Soudain, une éblouissante lumière illumina de toutes parts le fond de l'océan. Sur le téléviseur apparut alors, assez floue, l'image d'une fantastique cité aux bâtiments étranges. Des édifices, très élevés, lançaient leurs flèches vers un dôme titanesque dont la voûte s'élevait à près de cent cinquante mètres de hauteur, un dôme transparent d'une épaisseur considérable et tout illuminé d'une clarté bleuâtre tirant sur le mauve.
— Comment avons-nous pu ne pas voir plus tôt cette fabuleuse cité sous-marine ? bredouilla Jeanne Mansois.
— Pour l'excellente raison que ses occupants l'avaient intentionnellement maintenue dans l'obscurité abyssale, avança l'ethnographe. Seul, le faisceau du sonar horizontal a détecté sa masse, lorsque le bathyscaphe a été immobilisé par cette force mystérieuse.
— Mystérieuse mais non plus inexplicable puisqu'il est évident qu'elle était dirigée contre nous par les Tangata manu ! maugréa Lagrange.
Des coups sourds furent frappés sur la coque du submersible qui résonna longuement. Les explorateurs s'entre-regardèrent, sérieusement inquiets.
— Regardez ! hurla Jeanne Mansois en braquant son index sur l'écran.
Les monstrueuses créatures allaient et venaient ; elles ne nageaient plus mais marchaient dans cinquante centimètres d'eau.
— Le bathyscaphe a été attiré dans un sas, une gigantesque tubulure d'accès à la cité sous-marine ! L'eau en est maintenant chassée vers l'extérieur, c'est-à-dire refoulée vers l'océan !
— Mais si nous sommes dans une sorte de cale sèche, comment le bathyscaphe tient-il debout ? s'étonna l'océanographe.
Il fit accomplir à la caméra un mouvement panoramique et l'écran montra, à une quinzaine de mètres de part et d'autre du submersible, la paroi bombée du tunnel géant où il avait été attiré. Toutefois, il ne découvrit rien qui ressemblât à des étais ou à un quelconque système susceptible d'immobiliser verticalement l'appareil.
— Un halo violet, très pâle, flotte dans ce sas où nous sommes bloqués, remarqua Lorenzo Chiappe.
De violents coups sourds firent de nouveau vibrer la coque du bathyscaphe.
— Qu'allons-nous faire, commandant ? s'alarma Jeanne Mansois.
— Eh bien, j'ai l'impression que ces créatures nous invitent à prendre l'air. Si vous entrevoyez une autre solution, ne vous gênez pas, Jeanne, elle sera la bienvenue, fit-il sur un ton amer.
Il vérifia une dernière fois les multiples commandes du tableau mural, ferma le débit du générateur d'air et décrocha d'un râtelier une longue clef anglaise qu'il passa dans sa ceinture :
— Si vous ne craignez pas le ridicule, servez-vous. C'est là tout l'armement du bathyscaphe : clefs, tournevis, pinces et cisailles.
— La prochaine fois, nous emporterons des lance-pierres ! bougonna l'ethnographe en suivant son exemple.
Pourvus de ces armes improvisées, ils grimpèrent l'échelle métallique menant au kiosque. Lagrange débloqua les manettes du panneau d'étanchéité et, d'un geste décidé, il rabattit le panneau d'écoutille sur le kiosque. Des gouttelettes d'eau salée tombèrent en pluie sur son visage et aspergèrent ceux qui grimpaient à sa suite. Il prit pied sur l'étroite passerelle et se trouva en présence d'une créature au long bec, haute de deux mètres quarante pour le moins, juchée sur la coque, à la base du kiosque.
Le monstre aux écailles brunâtres tourna brusquement la tête de côté afin d'examiner l'officier avec son oeil temporal gauche ; un œil rond de volatile dont il avait d'ailleurs la fixité du regard. Son bec ou son museau, recourbé, mesurait une quarantaine de centimètres ; son torse recouvert d'écussons cornés se soulevait et s'affaissait rapidement au rythme de sa respiration sifflante. De temps à autre, de longues excroissances en forme de pavillons frémissaient, découvrant alors sous le maxillaire un opercule oblique strié de fentes branchiales qui palpitaient. L'étrange amphibien était nu, tout comme ses semblables groupés autour du bathyscaphe inexplicablement immobilisé sur sa quille.
Le commandant Lagrange détourna son regard de ces monstres hideux pour examiner la voûte de la tubulure-piège où le submersible avait été attiré. A travers ses parois transparentes — probablement épaisses de plusieurs mètres — l'eau glauque. prenait des reflets verdâtres sous la luminescence qui émanait du tunnel. A droite, un panneau du sas, long de dix mètres et haut de cinq, descendait lentement pour disparaître au ras du sol en matière opalescente. Au-delà s'étendait la ville, une ville déconcertante dont on n'apercevait point les limites. Ses édifices, hauts, longs mais étroits, formaient une succession de « tranches » verticales judicieusement réparties pour dessiner de larges avenues où une foule de monstres se laissaient emporter sur des trottoirs roulants surélevés, l'un rouge vif, très rapide, l'autre bleu roi, plus lent. Sur la chaussée, aucun véhicule mais dans le « ciel », sous le dôme, voletaient des sphères translucides de diamètres variés.
La créature juchée sur la coque se ramassa sur elle-même et, d'un bond, sauta jusqu'à la passerelle du kiosque, trois mètres plus haut. Le métal résonna sous le claquement de ses pieds palmés. Effrayée, Jeanne Mansois s'était précipitamment reculée en bousculant Christian Desnoyer. Celui-ci la saisit un extremis pour lui éviter une chute de huit mètres le long du bathyscaphe ! Le Tangata manu se rapprocha du commandant Lagrange et, de sa griffe droite, il montra le sol opalescent. Son bec s'entrouvrit légèrement et la peau écailleuse de son cou fripé se mit à trembloter. Sa voix aux intonations rauques et sifflantes à la fois ordonna, en français :
— Sautez !
Déjà suffisamment impressionné par la seule présence de cette créature, l'officier eut un sursaut de surprise. Il parvint cependant à refouler son angoisse, du moins dans ses manifestations extérieures, et eut le cran de rétorquer :
— Si vous n'y voyez pas d'inconvénient, nous aimerions autant nous servir de l'échel...
D'une violente bourrade, le monstre précipita l'officier dans le vide. Jeanne Mansois porta vivement les mains à ses tempes et poussa un hurlement cependant que le corps de Lagrange tournoyait sur lui-même en tombant avec une extrême lenteur. Stupéfaits, ses amis le virent toucher le sol doucement, à la manière d'une séquence de film projetée au ralenti.
— Sautez ! répéta le monstre en faisant un pas vers Jeanne Mansois.
La jeune fille se recula, terrifiée, pour réaliser seulement après coup ce qui lui arrivait : l'ethnographe l'avait prise à bras-le-corps pour sauter avec elle dans le vide ! Leurs compagnons durent se résoudre à les imiter ; éberlués mais indemnes, ils se retrouvèrent sur le sol après une chute ralentie de près de huit mètres !
— Une espèce de champ répulsif maintient notre bathyscaphe immobile, supputa le commandant Lagrange, encore très pâle. Et c'est vraisemblablement cette force — assez singulière pour agir à la fois sur le métal et sur le corps humain — qui nous a permis de sauter sans nous rompre le cou !
Entraînés par les Tangata manu, ils quittèrent le sas pour pénétrer dans la base sous-marine et furent sans douceur poussés sur le long ruban rouge d'un trottoir roulant. Ils se sentirent alors soulevés à quelques centimètres du sol ; la respiration leur manqua et un picotement léger parcourut leur épiderme. La même force mystérieuse qui avait ralenti leur chute imprima graduellement à leur corps un mouvement accéléré. Sur leur droite, ils croisaient parfois d'autres créatures qui se déplaçaient beaucoup moins rapidement. Peu à peu, l'accélération rendit flou le décor autour d'eux et une abominable nausée remua leur estomac. Ils avaient simplement conscience de tourner tantôt à droite, tantôt à gauche aux angles des bâtiments sans formes et noyés dans un halo bleuâtre. Insensiblement, pourtant, ils ralentirent et finirent par s'arrêter, tout étourdis, au pied d'un immense édifice doté, au sommet d'une volée de marches monumentales, d'un péristyle aux colonnes opalescentes.
L'ethnographe et ses compagnons titubaient, les oreilles bourdonnantes, le cœur « sur l'eau ». Au bas des marches, sur une vaste place circulaire, d'innombrables Tan-gata manu s'étaient groupés, très agités et jacassant entre eux de leur voix rauque entrecoupée de sifflements. Cette forêt de becs et de griffes gesticulants inspira aux captifs une vive inquiétude. Poussés par leurs gardes, ils gravirent les premières marches et s'arrêtèrent net : à mi-hauteur de l'escalier monumental un affreux tableau les cloua sur place. Etourdis par leur course fulgurante à travers la cité, ils ne l'avaient pas encore remarqué. Mais maintenant, muets d'horreur, ils ne pouvaient détacher leurs regards de cette plateforme inclinée à quarante degrés sur laquelle étaient exposés, couverts de plaques sanguinolentes, les corps dévêtus du commandant Steve O'Brien, du lieutenant Peter Higgins et du radio David Biddle ! Des rubans transparents ceinturaient leur torse et retenaient leurs membres contre le plateau métallique. Leur épiderme était presque entièrement marbré de zones écarlates visiblement causées par une substance urticante.
— Ils... ils remuent ! bredouilla la linguiste, bouleversée.
Oubliant la présence de leurs gardes, ils escaladèrent les marches — trop hautes pour des humains — et se précipitèrent vers la plateforme. Christian et le commandant Lagrange prirent pied les premiers sur le plan incliné, avançant péniblement jusqu'à hauteur du visage du commandant O'Brien. Ses yeux injectés de sang hésitaient à les reconnaître. Un sursaut lui arracha un gémissement.
— Desnoyer ! chuchota-t-il dans un souffle. Vous aussi... ils vous ont eu !
Ses yeux s'attardèrent un instant sur la grosse clé anglaise passée dans la ceinture de Pierre Lagrange. Il déglutit avec difficulté :
— Commandant... Lagrange... Achevez-nous... par pitié !
— Vous... Bon Dieu ! O'Brien, vous divaguez ? s'exclama l'officier français. Nous allons essayer de vous tirer de là, affirmat-il sans se leurrer quant aux possibilités d'une telle promesse.
Le lieutenant Peter Higgins avait tourné la tête en entendant ces paroles. Son visage ravagé par la souffrance eut un rictus sinistre :
— Pas de... sensiblerie, commandant. Allez-y!... Ces salauds vont... nous laisser crever ici...
— Aucun espoir pour nous, Desnoyer, renchérit O'Brien. Ils savent... que nous avons lâché la bombe. Oui, c'est nous, répéta-t-il en battant des paupières. Ils nous ont... torturés. Ce sont des Muens, Desnoyer ! Les seuls descendants des lointains rescapés du cataclysme. Ils veulent nous...
Jeanne Mansois poussa soudain un cri de douleur. Ils se dressèrent prestement et faillirent choir de la plateforme. L'un des monstres avait saisi la jeune fille par les épaules et venait de la pousser en avant. Christian, Lagrange et les autres furent brutalement enlevés et jetés sur les marches. Contusionnés, ils se relevèrent péniblement et, forcés d'abandonner les suppliciés, ils reprirent leur ascension. L'ethnographe se rapprocha du commandant Lagrange et chuchota :
— Je ne pige pas...
— Quoi ? Que ce sont des Muens ?
— Non ; je ne comprends pas qu'ils nous aient laissé bavarder avec ces pauvres types pour ensuite, brusquement nous contraindre à avancer. Pourquoi ne nous ont-ils pas simplement interdit de parler avec O'Brien et ses hommes au lieu de nous accorder ces instants de répit ?
La bizarrerie de cet incident amena chez Lagrange une moue d'ignorance. Ils venaient d'atteindre le péristyle, à une soixantaine de mètres au-dessus du sol. A l'entrée de l'édifice, deux géants au bec crochu conservaient une pose hiératique. Derrière eux s'étirait une longue galerie flanquée de colonnes luminescentes.
Sur le point de franchir le seuil de cet imposant bâtiment, Jeanne Mansois marqua un temps d'arrêt. Elle venait d'apercevoir, au-delà du péristyle, l'étonnant panorama de la ville subaquatique. A plus d'un kilomètre, sur la droite et à la base du dôme, les captifs reconnurent la voûte illuminée du sas où leur bathyscaphe était immobilisé. A la distance où se trouvait l'immense tubulure transparente, le submersible ressemblait à un vulgaire jouet.
Ils furent de nouveau poussés et contraints d'avancer dans la longue galerie. A son extrémité, une monumentale porte s'ouvrit à deux battants sur une pièce moins vaste qu'ils ne s'y attendaient. La tête légèrement de côté, un Muen d'une taille gigantesque les regardait s'avancer. Il se tenait derrière une sorte de table en arc de cercle au plateau chargé de leviers, de crochets et percé d'une série de six cavités rectangulaires où brillait parfois un vif éclat pourpre ou bleuâtre.
Seuls deux gardes restèrent auprès des captifs ; les autres s'étaient éloignés, martelant le sol avec le curieux floc-floc de leurs pieds palmés. Le Muen gigantesque disposa sur le plateau de petites plaquettes qui prirent aussitôt une luminescence mauve. Il examina pendant un moment ces objets puis concentra son attention sur les captifs en prononçant — en espagnol — d'une voix rauque et sifflante à la fois :
— Comprenez-vous cette langue ou dois-je employer l'anglais ou le français ?
— Nous comprenons assez bien l'espagnol, répondit l'ethnographe en enchaînant sans transition : devons-nous nous considérer comme vos prisonniers ou bien comme vos hôtes... temporaires ?
La réponse tomba, catégorique :
— Prisonniers définitifs.
— Dans ce cas, et quel que soit le sort que vous nous réserviez, je me crois fondé à vous demander d'abréger les souffrances des trois hommes que vous avez capturés et suppliciés.
Le géant fit crisser ses griffes sur les organes métalliques de la table, rauqua deux ou trois sons brefs, puis :
— Vos amis vont être amenés ici ; ils pourront ainsi connaître en même temps que vous le verdict prononcé contre vous.
Jeanne Mansois se mordit les lèvres pour ne pas éclater en sanglots. Désemparée, les yeux noyés de larmes, elle cherchait sur le visage de ses compagnons un indice, un signe d'espoir. Jeanne n'y trouva rien de semblable mais elle eut la surprise de constater chez eux un calme, une sérénité, un sang-froid unanimes. En dépit de la situation sans issue dans laquelle ils s'étaient fourvoyés, malgré l'absolue impossibilité d'attendre du dehors une quelconque intervention, les membres de la mission franco-chilienne crânaient. Ils crânaient, sans s'être concertés, dans le but d'offrir à ces abominables créatures l'image du courage et du mépris de ceux qui se savaient pourtant livrés à leur merci ! Ce calme, néanmoins, n'était qu'une façade destinée à masquer l'angoisse qui les habitait.
Le floc-floc lourd de nombreux pieds palmés retentit dans leur dos. Six Muens vinrent déposer sur le sol, près des captifs, les corps pantelants des aviateurs britanniques. Le géant jeta un ordre rauque et l'un des gardes lança aux pieds des blessés une sorte de boudin transparent gonflé d'un liquide rosé.
— Un tonique, compatible avec votre métabolisme et vos fonctions physiologiques, notifia le Muen.
L'ethnographe saisit la gourde et un jet liquide fusa de son extrémité pointue. Il pinça le bec cylindrique et le glissa entre les lèvres du commandant O'Brien. Celui-ci but, lentement, longuement, soutenu par l'archéologue Lorenzo Chiappe. Tout en administrant ce tonique aux deux autres anglais, l'ethnographe réfléchissait. Fût-elle passagère, cette subite mansuétude envers des prisonniers précédemment cloués au pilori lui paraissait suspecte. Le même raisonnement s'imposait à l'esprit du commandant Lagrange. Décidé à gagner du temps — sans pour autant conserver beaucoup d'illusions — l'officier, d'une voix ferme, interpella le monstre :
— Le silence est-il ici une valeur première ? Nous espérions pourtant connaître le secret de votre fabuleuse survivance.
— Ne seriez-vous pas plutôt curieux de connaître le sort qui vous est réservé ? insinua le Muen, probablement surpris devant cette indifférence apparente.
L'officier haussa les épaules :
— Serions-nous plus avancés de le connaître immédiatement ?
— Vous êtes très courageux, convint la créature couverte d'écaillés. Soit, rien ne s'oppose à la divulgation de ce secret puisque aussi bien vous êtes désormais coupés de tout contact avec votre monde. Le continent que vous appelez Mu — son nom original, plus long, comprenait effectivement cette syllabe — atteignit l'apogée de sa civilisation voici quelque trente millénaires, au cœur du Pacifique. La Terre, alors, n'offrait pas tout à fait son aspect actuel. Déjà en régression tout comme l'était Mu, un autre continent subsistait au milieu de l'Atlantique : l'Atlantide. Ses habitants progressaient de leur côté vers les sommets de l'évolution, sommet qu'ils n'atteindraient que des millénaires plus tard. Les Atlantes étaient des humains, d'une taille nettement supérieure à la vôtre cependant.
« Nos ancêtres muens, déjà très différents des Atlantes, n'entretenaient avec eux que des rapports espacés, les deux races vivant chacune sur son territoire sans contacts étroits. Il est assez curieux, d'ailleurs, qu'une même planète ait pu, jadis, voir s'épanouir deux espèces pensantes aussi dissemblables l'une de l'autre que l'étaient les Atlantes et nous. Nous, dont la physiologie s'apparente à celle des amphibiens en dépit de cet appendice crochu que vous appelez bec. Ce qui contribua, beaucoup plus tard, à nous faire appeler Hommes-Oiseaux par les Atlantes — vos ancêtres ou parents collatéraux éloignés. L'opercule mobile recouvrant nos branchies, fit-il en levant une griffe vers l'excroissance charnue en forme de pavillon, nous valut aussi le surnom de Longues-Oreilles... et ce, bien après notre disparition !
« A une époque située environ vingt-cinq mille ans avant votre ère, nos ancêtres — qui possédaient des appareils capables d'évoluer dans l'atmosphère et la stratosphère — entreprirent l'exploration systématique des mers et des océans à bord de gigantesques submersibles. Ces explorations répétées leur firent découvrir d'énormes failles, alors récentes, en maints endroits du socle continental de Mu. De fréquents séismes agrandirent dangereusement ces cassures dans la zone portant aujourd'hui le nom de Polynésie. Nos géophysiciens ne tardèrent pas à comprendre la signification de ce phénomène géologique.
« En secret, pour ne point éveiller une panique préjudiciable à la survivance de notre civilisation, l'empereur de Mu ordonna la création d'une colonie sur la côte ouest de l'Amérique du Sud. L'implantation de cette colonie n'alla pas sans heurts sur un territoire que briguaient les Atlantes. Nos deux espèces se livrèrent de furieux combats qui retardèrent considérablement le développement de notre colonie. Cette dernière fut néanmoins créée et nous pûmes ériger plusieurs cités avec leurs usines, leurs laboratoires, leurs industries groupant une population globale d'environ cinq cent mille individus.
« Le cataclysme qui devait anéantir le berceau de notre espèce se produisit avec une rapidité inouïe. En l'espace d'un jour et d'une nuit, disloqué par des secousses fantastiques, brisé par d'effroyables explosions volcaniques libérant de véritables mers de laves en ignition, le continent de Mu s'abîma dans l'océan avec sa florissante civilisation et ses dizaines de millions d'habitants. Cependant que Mu disparaissait à jamais dans les flots, le continent sud-américain, lui, subissait le contrecoup de cette catastrophe géologique. D'énormes plissements de terrain transformèrent des plaines en montagnes et des rivages paisibles devinrent bientôt des corniches abruptes accrochées à des milliers de mètres au flanc de ces montagnes.
« Une seule de nos villes fut relativement épargnée, la plaine côtière sur laquelle nous l'avions édifiée ayant été — en bloc — soulevée pour former l'un des plateaux andins.
— Le plateau de Marcahuasi ? s'exclama Lorenzo Chiappe.
— Oui, mais il ne subsiste rien, aujourd'hui, de la cité qui s'y dressait il y a vingt-cinq mille ans. Néanmoins, des peuplades autochtones et barbares conservèrent le souvenir de notre règne éphémère. Leurs descendants plus évolués ont laissé en témoignage de ce souvenir d'étranges sculptures géantes et mystérieuses qui posent une énigme à vos archéologues.
« Lors du cataclysme, un millier de sphères volantes purent prendre l'air, hâtivement chargées de matériel scientifique, de vivres et naturellement de techniciens et techniciennes privilégiés. Parallèlement, près de mille sept cents submersibles se trouvaient en plongée ou purent gagner le large dès les premières convulsions sismiques. Trois cent cinquante seulement abordèrent le continent sud-américain. Avec les équipages des sphères, les occupants des submersibles se joignirent aux rescapés de la seule ville à peu près intacte, sur le plateau andin. Avec une ténacité inébranlable, ce noyau de survivants put redonner une impulsion à notre civilisation agonisante.
« Abandonnant ce haut-plateau, ils s'installèrent sur la côte, seul endroit compatible avec leurs conditions d'amphibiens, et y dressèrent une cité de transition. De transition car nos ancêtres — au prix de quel désastre ! — avaient compris la nécessité de modifier radicalement leur type d'habitat. Seules des cités sous-marines simplement posées sur le fond de l'océan pouvaient avoir de grandes chances d'échapper au retour éventuel d'un cataclysme aussi colossal. Les millénaires futurs leur donnèrent raison, conclut le Muen en désignant de ses longs bras écartés la gigantesque ville subaquatique.
« Construire en surface, cette cité ceinturée par un champ dégravitatif agissant aussi sur l'effet archimédien fut ensuite « coulée » et posée à plat sur le fond marin. Rigoureusement étanche, elle put recevoir ses habitants qui furent amenés à bord des submersibles sauvés du déluge.
« Telle qu'elle est conçue, cette cité subaquatique où vivent aujourd'hui près de cinq cent mille Muens a parfaitement résisté aux séismes et autres mouvements géologiques, évidemment de moindre importance que ceux du lointain passé. Toutefois, aux rares cataclysmes uniquement imputables à la Nature viennent maintenant s'ajouter — plus nombreux ! — ceux que les hommes ont provoqués ! Or, si notre cité n'offre guère de prise aux mouvements tectoniques, il n'en va plus de même avec les terribles ondes de choc que vos bombes thermonucléaires sous-marines déclenchent au cœur de l'océan. Vos deux dernières explosions ont ébranlé notre cité jusque dans ses infrastructures et nous avons pu craindre, un instant, la dislocation de son dôme étanche.
« Par ailleurs, ces ondes de choc ont éventré les containers recelant les déchets et résidus radioactifs de vos laboratoires ; containers dont vos semblables ont eu la désastreuse idée de se débarrasser en les coulant au large du Pacifique ([23]). Déserte pour vous, cette zone se trouve être justement pour nous une riche région d'aquaculture ! Nos champs d'algues et nos parcs d'élevage ont été pollués, contaminés par la radioactivité de ces déchets libérés dans l'eau lors de l'éventrement de leurs containers ! Notre civilisation subaquatique est donc menacée de famine !
« Nous avons pu localiser l'emplacement de la base de départ de vos avions et c'est par simple esprit de justice — la nôtre — qu'à titre de représailles nous l'avons anéantie de fond en comble. Et si notre puissance est actuellement limitée, si nous ne pouvons espérer, par exemple, porter la destruction au sein même de vos continents, il nous est par contre facile de pulvériser une base de lancement semblable à celle de l'île Henderson. Et nous le ferons chaque fois que nous nous estimerons menacés...
Les captifs s'entre-regardèrent. Il était difficile, sans faire montre de mauvaise foi, de s'inscrire en faux contre de tels arguments. Seul l'ethnographe rompit le silence mais il se garda bien de contrer lé Muen dans son réquisitoire :
— Pour quelle raison avez-vous dressé ce barrage de rayonnement autour de Rapa-Nui, peu avant que ne déferle le raz de marée soulevé par l'explosion thermonucléaire ?
— Ce champ de force a eu pour but de protéger l'île des effets dévastateurs du raz de marée dont nous avions repéré l'avance, sur un front de plusieurs milliers de kilomètres. Quoique n'ayant jamais fait partie de Mu, l'île de Pâques — née après le cataclysme — représente pour nous le dernier bastion utilisé par nos ancêtres pour rassembler les éléments de cette cité subaquatique. C'est de l'île de Pâques, choisie comme relais, que ces éléments furent amenés, sur l'océan, jusqu'au point d'immersion de la cité.
« C'est aussi sur cette île que, beaucoup plus tard, nous avons enfoui dans des cavernes les plaques à rongo-rongo : celles que vous avez découvertes à la suite de la dislocation partielle de la grotte de Moto-Nui lors du dernier séisme. Ces rongo-rongo retracent toute notre histoire et sont le seul témoignage irréfutable de notre existence que nous laisserons un jour à vos semblables... si un cataclysme subit venait à détruire notre cité.
« Effectivement, si pareille éventualité s'était présentée, le secret de la grotte de Motu-Nui aurait été révélé aux humains... par une voie que vous ne pouvez soupçonner. Ce secret, vous l'avez donc découvert trop tôt puisque fort heureusement notre base est encore de ce monde ! La nuit dernière, nous avons récupéré ces rongo-rongo dans votre campement désert... tandis que vous exploriez en plongée la falaise de Vinapu ! Les traces intentionnellement laissées sur le sable de la grotte par l'un de mes sujets vous ont évidemment conduits au pied du sismographe où vous avez trouvé une carte gravée. Nous savions que le cercle mystérieux disposé à l'ouest de l'île, sur cette carte métallique, vous inciterait à effectuer à l'endroit même de ce cercle une plongée en bathyscaphe. Vous êtes donc venus, comme prévu, vous jeter dans notre piège.
— Bien joué ! reconnut l'ethnographe. Et dans quel but avez-vous entouré le socle de l'île avec des sismographes sous-marins ?
— Ces appareils ne sont pas uniquement des sismographes. Depuis que vous avez découvert nos rongo-rongo — vingt-quatre heures après le séisme — ils émettent un champ d'interférences interdisant les liaisons radio à grande distance ; en outre, sur un rayon de cinq cents kilomètres ils opposent un barrage infranchissable à tous vos types d'aéronefs.
« Sur le seul plan sismographique, ces instruments nous permettent de suivre minutieusement tous les mouvements tectoniques intéressant Rapa-Nui. Si cette île devait être détruite ou engloutie par un cataclysme, ou par les effets de l'une de vos explosions, ils nous en avertiraient immédiatement. Nous prendrions alors nos dispositions pour aller déposer ailleurs une nouvelle série de plaquettes inaltérables retraçant fidèlement notre histoire.
— Pourquoi ce désir constant de sauver coûte que coûte le patrimoine historique de votre civilisation au cas où celle-ci disparaîtrait ? questionna Christian Desnoyer.
— Mu, sur la Terre, fut le véritable berceau de la connaissance mère dont une partie seulement fut léguée aux Atlantes. Les Muens ont été les êtres les plus évolués qu'ait portés cette planète. Cela ne justifie-t-il pas notre désir de ne point être définitivement rayés de l'ordre des vivants si cette cité devait à son tour disparaître ? Aujourd'hui chez vos semblables, seuls quelques esprits initiés savent que la civilisation de Mu fut jadis une réalité et non pas un mythe. Nous aspirons à voir cette vérité propagée... après notre éventuelle disparition.
— Et pourquoi pas dès maintenant ? s'étonna Jeanne Mansois.
— Parce que nous vivons heureux, ignorés de tous, sans éprouver le moindre besoin de frayer avec votre espèce. Nos seuls rapports avec les humains sont des rapports fortuits, occasionnels, entretenus avec les Polynésiens... qui voient en nous des Aku-aku, sorte d'esprits plus ou moins familiers, ou encore des Tapapahou, des fantômes ! Cette légende — à laquelle nous tenons beaucoup — fait sourire les Blancs et nous assure une parfaite tranquillité lors de nos brèves incursions sur les îles du Pacifique. Ces sorties nous ont permis d'obtenir des indigènes, et ce depuis des générations, quantité de livres et ouvrages — probablement volés — fort intéressants sur le plan documentaire et linguistique.
« Hormis ces apports extérieurs, nous nous suffisons amplement à nous-mêmes, vivant uniquement des produits de la mer obtenus par culture et par élevage dans de vastes réserves sous-marines... dont les plus riches ont été contaminées par vos déchets radioactifs !
« Nous savons évidemment que votre groupe, exception faite des aviateurs, n'est pas responsable de ce désastre ; aussi n'éprouvons-nous à votre endroit aucune haine particulière. Néanmoins, dans notre propre intérêt, nous ne pouvons vous rendre votre liberté...
Les effets reconstituants du tonique absorbé par les aviateurs se traduisirent chez O'Brien par un sursaut de révolte. Ayant peu à peu récupéré, il se mit sur un coude et gronda :
— Croyez-vous que nos semblables resteront inactifs devant notre disparition ?
— L'équipage du Mendoza n'ignore pas que notre bathyscaphe a disparu à cent cinquante milles à l'ouest de Rapa-Nui, renchérit le commandant Lagrange sans se départir de sa morgue méprisante. Des recherches seront entreprises et même si vous deviez capturer un second bathyscaphe, nos compatriotes finiront bien par soupçonner la vérité.
— Les nôtres lâcheront une demi-douzaine de bombes H sous-marines dans un rayon de trois cents kilomètres autour de notre point de plongée, menaça le lieutenant Higgins. Votre cité subaquatique sera pulvérisée ! Jamais elle ne tiendra le coup sous l'assaut colossal des ondes de choc verticales !
— Le dépit vous égare, prononça le géant Muen. Réfléchissez plus sainement. La disparition de votre bathyscaphe sera mise sur le compte d'un accident ; les causes naturelles sont nombreuses qui auraient pu entraîner sa perte. Songez à cela, aussi : la présence des sismographes sous-marins autour du socle de Rapa-Nui ne suffit pas à prouver irrévocablement notre existence actuelle. Votre aventure est tellement incroyable que la commission chargée ultérieurement d'enquêter sur votre disparition conclura à un accident. Certes, vos savants réhabiliteront la croyance aux continents de Mu englouti dans le Pacifique ; en exhumant l'un de nos sismographes sous-marins, ils admettront pour vrai ce qui jusqu'alors n'avait été qu'un mythe pour leur esprit étroit. Mais ils seront unanimes à proclamer ridicule et folle l'hypothèse de votre survivance !
« Vous disparus, nul ne parlera plus des rescapés de Mu... et seuls les Polynésiens continueront de croire à l'existence des Aku-aku et autres créatures... imaginaires !
Les prisonniers ne purent s'empêcher de reconnaître avec une rage impuissante le bien-fondé de ce raisonnement. Les pensées de l'ethnographe allèrent vers Maeva et une boule douloureuse monta dans sa gorge. Mêlés de regrets, des souvenirs anciens, insolites ou parfois saugrenus refluaient à l'esprit de chacun. Inopinément, leurs tourbillons de pensées furent interrompus par des grondements sourds dont les vibrations se propagèrent dans le sol et les murs même du palais. Le géant et ses gardes s'étaient spontanément figés. Les trépidations se firent plus fortes. La cité subaquatique eut une sorte de tressaillement et se mit à osciller dangereusement.
Le Muen s'anima pour hurler tout à coup de sa voix rauque :
— Une éruption sous-marine !
Fustigé par une peur panique, il bondit pardessus la table en arc de cercle et fonça à une allure foudroyante sur les traces de ses gardes qui galopaient dans la galerie menant au péristyle. Surprenant paradoxe, ce nouveau coup du sort galvanisa les prisonniers et leur redonna un espoir.
— Fichus pour fichus..., commença l'ethnographe qui fut coupé par le commandant Lagrange.
— Gagnons le bathyscaphe ! C'est notre seule chance !
Soutenus par leurs compagnons, les aviateurs anglais purent fuir avec eux au pas de course. Du haut des marches monumentales, la ville subaquatique offrit aux prisonniers l'image de la plus parfaite confusion. Affolés, des Muens couraient en tout sens, tombaient, se bousculaient, bondissaient comme des sauterelles sur un champ à l'approche d'un promeneur.
A près d'un kilomètre, au-delà des bâtiments périphériques, brillait la voûte du sas où se trouvait le bathyscaphe. Cette vue les réconforta et ils dévalèrent les marches aussi vite que l'état de leurs camarades mal en point le leur permettait. De violentes trépidations secouaient le sol de la ville qui oscillait sur sa base, tel un esquif sur une mer démontée. Durant leur fuite, les captifs croisaient en foule des Muens terrorisés qui les bousculaient sans leur prêter pour autant la moindre attention. Les trottoirs roulants s'étaient arrêtés et les chaussées regorgeaient de créatures désemparées et gesticulantes.
Avec des rauquements effrayants, une immense haïtienne déboucha d'une avenue perpendiculaire et heurta de front l'ethnographe qui fut projeté sur le sol. Maudissant cette grande « escogriffe », Christian se remit debout et remarqua alors, à ses pieds, une étrange étoile de mer, translucide, au granité à la fois écarlate et irisé. Il empocha le bijou et rattrapa sans tarder ses camarades. Leur course éperdue se prolongea pendant plus d'une demi-heure et lorsqu'ils atteignirent la base de la formidable coupole transparente, ils étaient malades tout comme s'ils avaient été victimes du mal de mer ! Les incessantes oscillations et les tangages menaçants de la cité sous-marine malmenaient leur estomac et provoquaient en eux d'intolérables nausées.
Le sas était désert et leurs pas résonnèrent en écho sous la voûte transparente lorsqu'ils se précipitèrent vers l'échelle du bathyscaphe. Les aviateurs anglais furent descendus avec précaution dans la cabine où les rescapés, bientôt, se trouvèrent tous réunis. Au moment où le lieutenant Fabre, juché au sommet de l'échelle intérieure, allait refermer l'écoutille, un ronronnement régulier attira son attention. Il sortit la tête hors du kiosque et vit l'énorme panneau intérieur du sas se refermer lentement. Surpris, il rabattit précipitamment le panneau d ecoutille, assura son étanchéité au moyen du volant central et des manettes et redescendit vivement l'échelle pour rejoindre ses compagnons :
— Le panneau intérieur du sas vient de se refermer. Nous sommes isolés !
Le commandant Lagrange partagea un instant sa surprise puis il mit le contact au téléviseur. Ils virent alors sur l'écran s'écarter les vantaux en diaphragme du sas extérieur. Par l'orifice grandissant, une formidable trombe d'eau s'engouffra tumultueusement dans le gigantesque tunnel transparent. L'assourdissant vacarme de la cataracte liquide percutant les parois n'excéda pas trois secondes ; sous la pression de l'eau — considérable — le sas s'était rempli pour ainsi dire instantanément.
— Je ne comprends pas ; je ne comprends pas, répétait le commandant Steve O'Brien, bouleversé et étreint par une indicible émotion, cependant que le bathyscaphe s'ébranlait et quittait le sas.
Toutes les commandes réagissaient normalement ; à la première impulsion, les ballasts magnétiques expulsèrent leur lest de grenaille métallique. Allégé, le submersible put amorcer sa lente remontée vers la surface, à plus de trois mille cinq cents mètres de ces fonds abyssaux où il avait bien failli rester à jamais.
Sérieusement ébranlés par cette aventure — où, plus encore que les explorateurs, ils avaient bien failli perdre la vie — les aviateurs britanniques semblaient douter de la réalité de son dénouement. Avec une sorte d'hébétude, Steve O'Brien murmurait, inlassablement :
— I don't understand ! I dont understand !
Très excité, le commandant Lagrange se sentit d'humeur à plaisanter :
— Eh bien ! mon vieux, ne cherchez pas à comprendre ! Nous sommes sauvés, non ? Que voulez-vous de plus ? Un sauf-conduit de l'empereur de Mu ?
— Blague à part, commandant, intervint l'ethnographe, préoccupé. Nous étions condamnés ; soit. Un séisme sous-marin on ne peut plus providentiel nous permet de fausser compagnie à ces becs-crochus pour regagner le bathyscaphe ; soit encore. Mais sapristi ! comment expliquez-vous que le panneau extérieur du sas se soit refermé ; puis que les vantaux extérieurs se soient ouverts si opportunément pour nous laisser le champ libre ?
— Je ne l'explique pas, Desnoyer ; je le constate et c'est bougrement réconfortant !
Nous sommes libres, mon vieux, libres et sauvés ! Pour l'instant, ça ne vous suffit pas, à vous non plus ! Au fait, c'est vous qui aviez raison, Chris ! rit-il au souvenir de leur pari. Mu existe : je vous dois un Champagne Taittinger !
Christian haussa les épaules et, dans un geste machinal, il palpa la poche pectorale de sa chemise à la recherche de ses cigarettes qu'au demeurant il n'aurait pu fumer dans la cabine du bathyscaphe. Ses doigts rencontrèrent un renflement, sous le tissu. Il fouilla sa poche et en ressortit la croix en or de l'institutrice polynésienne ; la chaînette vint à son tour, enroulée sur les branches de l'étoile pourpre irisée. Cet étrange bijou muen constituait donc l'unique témoignage matériel de leur fabuleuse aventure.
Christian démêla la chaînette, considéra pensivement la petite croix qui s'y balançait puis un sourire vint errer sur ses lèvres. Il fit sauter le collier dans sa main et alla se camper derrière le commandant de bord :
— Alors, amiral ? C'est bien long, cette remontée !
*
Dans les eaux abyssales où nul rayon de soleil ne pouvait pénétrer, la colossale cité subaquatique s'était soulevée, se déplaçant horizontalement avec une lenteur majestueuse en direction du sud.
La ruse conçue par l'empereur de Mu avait parfaitement réussi.
Comment les humains auraient-ils pu soupçonner que cette titanesque ville sous globe était une base mobile... dont la mise en mouvement s'accompagnait toujours de vibrations et de trépidations plus ou moins similaires à celles d'un séisme ? Cet incident et, corollairement, la fuite des prisonniers, faisaient partie d'un plan judicieusement préparé.
Les évadés rapporteraient obligatoirement à leurs semblables le secret de la cité sous-marine gisant par trois mille cinq cents mètres de fond, à cent cinquante milles à l'ouest de Rapa-Nui. Or, quand la seconde expédition plongerait en bathyscaphe à ce point déterminé, la ville étanche aurait depuis longtemps rejoint son véritable port d'attache : un gouffre de sept mille neuf cents mètres dans les profondeurs du Pacifique Sud.
A l'emplacement qu'elle avait éphémèrement occupé, les explorateurs découvriraient une faille monstrueuse, longue de neuf cents kilomètres et large de vingt-cinq en moyenne, au bord supérieur de laquelle la base muenne s'était provisoirement amarrée.
Profonde de deux mille sept cents mètres en cet endroit, la faille imputable à l'explosion de la seconde bombe H avait été partiellement comblée par les Muens. Détachées de la paroi à coup d'explosifs, des masses de sédiments s'accumulaient au fond et formaient une montagne sous laquelle, indiscutablement, les Terriens croiraient la base subaquatique à jamais ensevelie !
Astucieusement mise à profit par les Tangata manu pour faire croire à leur anéantissement, cette cassure géologique exercerait sur les humains davantage de crainte qu'un ultimatum accompagné de menaces de représailles. Les responsables de cette catastrophe verraient en elle un avertissement qui déterminerait probablement les autorités à interrompre les explosions thermonucléaires sous-marines.
A l'unanimité, les atomistes, les géologues et les géophysiciens se souviendraient du cri d'alarme — tragiquement confirmé aujourd'hui avec la disparition de la cité muenne
— jeté en 1954 par divers savants. Ces derniers, en effet, s'étaient élevés contre le projet des Américains visant à faire exploser une bombe atomique au fond d'une des fosses du Pacifique ([24]). A noter pourtant qu'à cette époque, il se serait agi simplement d'une « banale » bombe A, géante sans doute, mais du type classique utilisé à Bikini !
De nos jours, les savants réaliseraient pleinement les conséquences qu'entraînerait la multiplicité des explosions H sous-marines dont les deux premières, outre un raz de marée dévastateur, venaient de fendre et d'entailler — fût-ce superficiellement — l'écorce terrestre au fond du Pacifique.
Partant, ils n'ignoreraient plus qu'une superbombe-solaire U-3-F, explosant non plus à deux cents ou trois cents mètres sous l'eau mais au creux d'une fosse abyssale, déplacerait une masse d'eau tellement fantastique que l'équilibre de la Terre pourrait en être rompu ! Il en résulterait une modification de l'inclinaison de son axe de rotation. Des bouleversements effroyables s'ensuivraient à l'échelle du globe : raz de marée titanesques balayant les continents, perturbations climatiques généralisées, variations du géomagnétisme, tremblements de terre d'une ampleur jamais atteinte, entre autres calamités. De par leurs interactions, ces phénomènes cataclysmiques réagiraient sur l'ensemble des lois physiques et modifieraient peut-être même l'orbite de la planète autour du soleil.
Pis encore, les géophysiciens ne rejetteraient plus l'éventualité d'une dislocation du globe dont l'écorce pourrait céder le long de la ligne de moindre résistance des failles et des cassures sous-marines !
Oui, plus efficiente que ne l'aurait été la loi du talion pratiquée par les Muens, la peur panique de la fin du monde serait seule capable, sinon d'assagir les humains, du moins de les inciter à cesser le jeu stupide et dramatique de l'apprenti sorcier !
Outre la fin d'un cauchemar qui hantait tous les hommes, la suppression du péril atomique garantissait la sécurité des Tangata manu. Leur fabuleuse civilisation conserverait alors son secret jusqu'au jour — incertain — de son anéantissement dans un cataclysme.
Un cataclysme analogue à celui par lequel, dans un passé vieux de vingt-cinq mille ans, le continent de Mu s'était abîmé dans les flots du Déluge.